jeudi, octobre 27, 2005
Le vrai Dylan Dog.
"D'amour et de mort". Y a vraiment des films qui ont de la tenue (comme dirait un ancien), une certain "je-ne-sais-quoi" (comme dirait Taylor), qui pêtent la classe (comme dirait Sami), moi je dis que les bonbons valent mieux que les leçons. "My name is Francesco Dellamorte. Weird name, isn't it ? Frances Of Death. Saint Frances Of Death. I've often thought of having it changed. Andre Dellamorte would be much better". ("Je m’appelle Francesco Dellamorte. Curieux comme nom, pas vrai ? François De La Mort. Saint François Des Morts. J’ai souvent pensé à en changer. André Dellamorte, ce serait bien mieux…") Francesco Dellamorte, le gardien-fossoyeur en charge du cimetière de la petite ville de Buffalora, mène une vie bien tranquille et réglée comme du papier à musique : 7 jours après leur enterrement, les morts sortent nuitamment de leurs tombes transformés en zombies et Francesco est là pour les renvoyer ad patres (et pour de bon cette fois ci…) d’une balle dans la tête. Bref, tout va bien dans le meilleur des mondes, et Francesco Dellamorte ne se pose surtout pas de question quant au sens de cette vie solitaire et répétitive. Pour lui, cette routine constitue un univers tout à fait rassurant. Malheureusement, tout s’effondre lorsqu’une jeune veuve éplorée débarque une jour au cimetière. Francesco Dellamorte tombe amoureux de la belle inconnue et son existence s’en trouve alors toute chamboulée… Lorsqu’il livre Dellamorte Dellamore en 1994, le réalisateur Michele Soavi n’est plus vraiment ce qu’on peut appeler un perdreau de l’année ou un "espoir du cinéma" : c’est son 4ème film et ses précédents opus avaient déjà attiré l’attention des cinéphiles : Bloody Bird (1987) est un slasher à l’originalité remarquée (il se déroule dans les coulisses d’un théatre et met en scène un tueur affublé d’un énorme masque de hiboux !) ; La chiesa (1989) et La setta (1991) se sont distingués par leur ambiance gothique très premier degré. De plus, Michele Soavi n’a pas été formé par des manchots puisqu’auparavant, il a exercé la fonction d’assistant réalisateur ou de réalisateur de 2ème équipe sur des films de Dario Argento (Tenebre, Phénomena) et même sur Les aventures du Baron de Munchausen de Terry Gilliam, ce qui n’est pas rien (relisez donc l’épatant texte de Manolito sur ce même site pour connaître les circonstances du tournage). Le gars Michele est également scénariste (principalement de productions TV) et acteur "occasionnel". Dellamorte Dellamore est donc bien pour Soavi le film de la confirmation. De plus, il se trouve que l’ambition de cette production n’est pas négligeable. Ce film est en effet l’adaptation d’un monument de la culture bis italienne, le roman éponyme de Tiziano Sclavi. Tiziano Sclavi est une sorte de légende en Italie (et également un mystère puisque il évite soigneusement toute apparition publique). Il est (entre autre) le scénariste-créateur de la série de bandes dessinées Dylan Dog internationalement reconnue. Dès son lancement en 1986, elle a en effet contribué à relancer la BD italienne (surtout diffusée dans des périodiques en noir et blanc vendus en kiosques, les « fumetti ») alors que celle ci commençait à décliner. Au début des années 80, le titre majeur était encore l’ancêtre TEX, une série lancée en 1948 (!) et qui narre les aventures d’un cow-boy, ce qui prouve qu’à l’époque, la production stagnait sérieusement en usant jusqu’à la corde des « concepts » déjà vieux de plusieurs décennies ... Heureusement, Tiziano Sclavi a dépoussiéré tout ceci en créant l’univers de Dylan Dog et en permettant à un nombre incalculable de scénaristes et de dessinateurs d’exploiter cette base excitante et originale, à savoir des enquêtes surnaturelles menées par un détective désinvolte et romantique (Dylan Dog tombe toujours amoureux de ses belles clientes) dans des ambiances fantaisistes et oniriques (voire carrément psychédéliques) avec en arrière plan un humour noir désabusé omniprésent. Dylan Dog devient alors la série vedette de l’éditeur Sergio Bonelli, le leader historique des publications hebdomadaires de "fumetti" en kiosque. Le retentissement et le succès de Dylan Dog chez les amateurs italiens de popculture sont tels que chaque année a lieu en Italie une grande convention de fans, la DylanFest, qui dépasse d’ailleurs largement le simple cadre de la BD Dylan Dog pour balayer tout les supports de la SF… A l’étranger, le succès de Dylan Dog est aussi bien réel : certaines couvertures de l’édition US assurée par la maison Dark Horse depuis 1999 sont dessinées par des pointures comme Mike Mignola (excusez du peu…). Il est nécessaire de parler de Dylan Dog pour évoquer Dellamorte Dellamore car le fossoyeur de Buffalora est tout simplement le « brouillon » du détective anglais. Il suffit de comparer leurs physiques pour s’en convaincre (ils sont quasiment jumeaux et s’habillent à l’identique) et de noter les similitudes de traitement de leurs univers. Michele Soavi et son scénariste Gianni Romoli (également co-producteurs du film) insistent lourdement sur leur volonté de restituer à l’écran l’univers très personnel et très original développé par Tiziano Sclavi dans Dylan dog. Gianni Romoli, pour évoquer son travail de scénariste, va même jusqu’à parler de "Sclavizzazione" ("Sclavisation"), ce qui établit sans ambiguité le respect apporté à l’œuvre génitrice et le parti pris d’imprégner le film Dellamorte Dellamore d’une ambiance "Sclavienne". Ce film n’est donc pas une amusante curiosité mais bel et bien une œuvre de premier plan qui porte en elle les espoirs de consécration (ou plutôt, si on veut être tout à fait honnête, de survie…) de tout un pan de la culture bis transalpine dont elle est de surcroît puissamment représentative. De plus, ce film tient tout entier sur une incroyable opportunité relative au casting : lorsque Tiziano Sclavi et son dessinateur de l’époque créent Dylan Dog (qui est donc, on l’aura compris, la version "évoluée" de Francesco Dellamorte), ils choisissent délibérément de lui attribuer les traits "byronnien" de l’acteur anglais Ruppert Everett. Quelques années plus tard, Soavi, lors de la préparation du film, est confronté à une évidence : l’adaptation ciné des aventures du fossoyeur de Buffalora ne se fera qu’avec cet acteur, et le contraire est impensable. Problème : Ruppert Everett n’a évidemment jamais entendu parler ni de Dylan Dog, ni de Francesco Dellamorte. Le miracle a pourtant lieu : contacté, Ruppert Everett accepte ce rôle d’un gardien de cimetière nihiliste et psychotique dans un obscur film de zombie italien (il était un peu au creux de la vague à l’époque, ceci expliquant cela…) mais en plus s’enthousiasme pour le projet dans lequel il s’investit à fond ! Le résultat à l’écran est estomaquant, et Ruppert Everett campe à la perfection un Dellamorte charismatique avec une "attitude" : Sclavi avait raison : Everett EST Dellamorte (même si il parle en anglais, sacrifice nécessaire !). L’équipe technique du film Dellamorte Dellamore, même si elle ne comprend aucun nom connu du grand public (exception faite bien sûr du célébrissime Sergio Stivalletti), est malgré tout une sorte de dream-team réunissant certains artistes majeurs qui ont marqué de leurs empreintes les productions italiennes des années 80. Sergio Stivalletti, en charge des effets spéciaux, réussit comme à son habitude des merveilles "à l’ancienne". Il n’y a dans ce film aucun truquage numérique et ce parti pris low-tech colle parfaitement à l’ambiance du film. On peut même dire qu’il lui confère un cachet romantico-onirique si particulier (on voit les fils suspendant les feux follets qui papillonnent autour des amants en pleine étreinte !) qui le distingue fortement des autres productions contemporaines. Un (ou plutôt Le) point remarquable du film est l’originalité et la richesse du travail effectué sur son design (en dépit d’un budget que l’on devine limité). C’est l’occasion de souligner le rôle pivot joué par le directeur artistique Massimo Antonello Geleng qui a œuvré sur les nanars de Bava junior (genre Apocalypse dans l'océan rouge, quand même, un spécimen de compétition), une brouettée de bis italiens des années 80 (il a notamment croisé les routes de Ruggero Deodato, Antonio Margheriti, Sergio Martino et autres Umberto Lenzi), les derniers Argento (à partir de Le Syndrome de Stendhal) mais aussi (en tant qu’assistant) sur Amarcord de Fellini : quelle carrière ! Geleng, avec les aides précieuses du responsable des décors Robert Caruso et du directeur de la photographie Mauro Marchetti, a imprimé au film Dellamorte Dellamore une personnalité et une signature visuelle romantico-poétique et qui est assurément une des causes majeures de sa réussite artistique. Original tout en restant subtilement référentiel par rapport aux joyaux de l’âge d’or du cinéma italien d’horreur, le film nous plonge inconsciemment dans un territoire connu qui rend hommage à Bava (Mario, pas Lamberto !) et peut-être même Fulci. Il en résulte une curieuse sensation de découvrir un univers complètement original qui a malgré tout une profondeur certaine induite par un background culturel solide, même si il n’est jamais envahissant. Par exemple, le décor principal du film est un cimetière méditerranéen avec une végétation luxuriante (composée d’arbres feuillus et épineux) qui fleurit au milieux de tombes de marbre laissées à l’abandon et de magnifiques statues gothiques d’anges ou de silhouettes fantomatiques. Absolument splendide, le cimetière de Buffalora (en fait un mélange de prises de vue dans 2 cimetières authentiques distincts) est une sorte de cimetière idéalisé (ou fantasmé) qu’on a presque l’impression de connaître ou d’avoir déjà visité. Cette impression de déjà-vu joue évidemment sur notre inconscient cinéphilique collectif (le fameux background culturel évoqué plus haut) et la création de Massimo Antonello Geleng et de son équipe possède donc, en plus d’une beauté troublante, une puissance évocatrice hors du commun. Ce décor naturel (quand même rehaussé d’éléments artificiels rajoutés pour lui donner un cachet gothique) est mis en valeur dans des ambiances diurne et nocturnes radicalement différentes. Le jour, on a dans la végétation une dominante chromatique de verts, de bruns et d’ocres contrastée par le blanc cassé du marbre des pierres tombales et des statues. Des nuages de feuilles mortes (dont le nettoyage constitue la seule activité de Gnaghi, l’assistant de Dellamorte) font le lien avec la netteté d’un ciel bleu s’étendant à perte de vue au delà des versants des montagnes. Tout ceci montre une nature florissante, presque sauvage, associée aux symboles mortuaires des existences passées : quasiment un sanctuaire zen… La nuit, le fantastique reprend ses droits et le cimetière de Buffalora se transforme en un jardin gothique où se déroulent les chasses aux zombies de Francesco Dellamorte. Ainsi, le gris clair ou métallique des tombes et surtout les noirs profonds des ombres ou de l’arrière plan dominent. Les silhouettes des arbres deviennent des blocs marrons et verts sombres et le tout est nimbé d’une brume fantasmagorique rehaussée des lumières vives bleues et rouges des veilleuses des tombes et où voltigent de jolis feux follets turquoises. Visuellement extrêmement élaboré grâce au concours de cette solide équipe, le film contient donc son lot de scènes superbes et marquantes qui illustrent à merveille son propos, comme celle qui montre par un joli travelling circulaire Francesco et la veuve s’embrasser dans un ossuaire alors qu’ils ont recouvert leurs têtes de foulards de soie respectivement rouge et noir (ce baiser dans un lieu funèbre et ces couleurs symboliques sont évidemment associés de manière appuyée à cette bonne vieille thématique à propos de l’Eros et du Thanatos). Accessoirement, ce plan fait directement référence à un tableau de Magritte, une citation graphique déjà présente dans une bd Dylan Dog, de l’aveu même de Soavi, qui enfonce ainsi le clou au sujet de sa passion pour l’œuvre de Sclavi… Soavi sait comment tenir une caméra et a su développer un style personnel (à défaut d’être révolutionnaire) : pour les scènes de dialogues, ses cadres découpent parfaitement des gros plans très picturaux sur les visages des protagonistes alors que lors des scènes dynamiques ou d’exposition, on a de jolis compositions qui mettent en valeurs les décors ou les paysages. Il y a dans ce film une épatante volonté de livrer tout un tas de magnifiques "tableaux" (formellement, c’est même sa caractéristique principale), et on est pas près d’oublier la beauté visuelle du cimetière de Buffalora ou de son ossuaire (un vrai ossuaire modifié par le maître Stivaletti !); ni le cachet romantique et jusqu’au boutiste de certaines séquences (la mise à mort du "cadavre" de la veuve dans l’ossuaire par exemple, où comble d’ironie tragique, Francesco Dellamorte tue celle qu’il croît être un zombie alors que la veuve revient justement miraculeusement à la vie après un coma). De temps en temps, la mise en scène et le montage s’affolent pour des petites "fantaisies" à l’italienne (rien de révolutionnaire ou d’avant gardiste ; même si ça fait toujours plaisir) comme lors de la séance de motocross zombiesque en plein cimetière ou du carnage final surréaliste dans l’hôpital. Globalement, Soavi reste pourtant sobre et sa virtuosité s’exerce surtout via des cadrages esthétisants (toujours dans l’idée de mettre en valeur le travail du directeur artistique et des décorateurs, mais aussi l’étonnante présence physique des acteurs, Ruppert Everett en tête) ou des travellings discrets mais nombreux et parfaitement appropriés. La musique elle aussi est marquante : les compositeurs Manuel De Sica & Riccardo Biseo font coller aux scènes du film des petites compositions simples mais entêtantes qui rappellent (par exemple) le travail d’un John Carpenter dans ce domaine. A l’oreille, il est amusant de constater que ces petites illustrations musicales ressemblent pas mal à celles qu’on peut entendre dans les premiers films de Peter Jackson (Brain Dead surtout). Impossible en tout cas de sortir du visionnage de Dellamorte Dellamore sans avoir envie de siffloter le thème de Gnaghi et de Valentina. L’angle d’attaque du film est évidemment le thème de l’Eros et du Thanatos, c’est d’ailleurs lourdement signifié dans toutes les composantes du film : le nom du personnage principal, sa profession, ses obsessions (la quête de la Femme idéale, l’impuissance) et les décors (cimetière, hôpital, scène d’enterrement, caveau, ossuaire, etc…). L’originalité, c’est que la fixation de Francesco Dellamorte pour les différentes incarnations de la femme idéale incarnée par Anna Falchi est en fait l’expression de sa peur d’affronter le monde et de la frustration qui en découle. Le fossoyeur de Buffalora est en effet un solitaire qui ne sort que très rarement de son cimetière et qui est clairement "absent au monde". Il fuit ouvertement tout contact avec ses compatriotes, se marginalise socialement en prétendant être impuissant (ce qui est faux) et s’interdit ainsi symboliquement toute place dans la société. Toujours symboliquement, il repousse les assauts de zombies qui viennent l’assaillir la septième nuit après leur enterrement : la référence religieuse est claire : conformément à la bible, après 7 jours (ou nuits), le monde est achevé, tape à la porte de Francesco Dellamorte et celui ci le repousse, le refuse à grand coup de balle explosive en pleine tronche… Pour figurer la personnalité déstructurée et névrosée (voire psychotique, on y arrivera rapidement) de Francesco Dellamorte, Michele Soavi adopte la métaphore classique "maison (ou lieu de vie) = psyché". Si Francesco Dellamorte tente tant bien que mal de faire bonne figure à la surface en essayant d’assurer sans conviction un simulacre de vie sociale avec 2 ou 3 représentants de la société extérieure (Madame Chiaromondo, le commissaire Staniero, son ami Franco); dans la cave délabrée de sa maison croupi son alter égo, un attardé muet nommé Gnaghi, qui représente sans fards la réalité du personnage "Francesco Dellamorte" : un associal autiste qui refuse de s’aventurer à la rencontre du monde et qui s’enterre dans son environnement le plus proche (un cimetière isolé et quasiment laissé à l’abandon) et peut être même dans un monde imaginaire. Comme dirait un certain Peav’ : glauque. (ndwm, huhu) Le film présente donc cette situation intenable et va montrer comment le fossoyeur va procéder pour sortir de cette marginalisation volontaire et maladive. La solution s’impose rapidement : Francesco Dellamorte choisit d’ "évoluer" en tombant amoureux d’un fantasme représentant la femme idéale en 3 incarnations, la veuve, l’amante et la putain. Le problème, c’est qu’au lieu de le "soigner", cette démarche va au contraire avoir comme conséquence de faire grandir ses frustrations : en effet, chacune des 3 romances vécues par Dellamorte s’acheminera vers un échec : la veuve mourra (à cause d’une cruelle farce du destin, il tuera en la prenant pour un zombie !), l’amante lui refusera le plaisir charnel en exigeant de lui qu’il soit impuissant (elle est peut être encore plus barrée que lui…) et lorsque le 3ème avatar de la femme idéale se révèlera être une putain réclamant espèces sonnantes et trébuchantes en rémunérations de ses services, Dellamorte explosera et la tuera par le feu (le châtiment d’une passion trahie selon Dellamorte, ça rigole pas…). Toutes les tentatives de Dellamorte pour "sortir de son cimetière" et se confronter au monde via des relations amoureuses avec une âme-sœur se solderont donc par de sévères échecs qui renforceront encore un peu plus ses frustrations et paradoxalement l’enfonceront dans sa solitude pathologique. Ce qui est franchement original dans Dellamorte Dellamore, c’est que dans sa 2ème moitié, le film montre de plus en plus violemment que l’univers personnel et "intime" de Francesco Dellamorte (fait de chasses aux zombies "dont il est le héros") semble incompatible avec un monde extérieur qui devient de plus en plus prédominant. Le moment charnière de l’histoire intervient d’ailleurs lorsque l’on se rend compte que le film ne traite plus du tout de la traque des morts vivants et que cet "enjeu" est caduque, remplacé par la quête amoureuse obsessionnelle du héros mais aussi par sa confrontation avec le monde extérieur qu’il craint tant (ses expéditions à Buffalora sont de plus en plus fréquentes au fur et à mesure du déroulement de l’histoire). Etant donné que ses actes ne semblent avoir aucune conséquence sur son environnement immédiat (il tue des personnes bien vivantes, d’abord par mégarde lors de ses chasses nocturnes aux zombies puis ensuite délibérément et en plein centre de Buffalora, et pourtant, il n’est jamais soupçonné par le commissaire Straniero) ; il apparaît de plus en plus flagrant que Francesco Dellamorte évolue en fait dans une réalité parallèle fantasmée et décalée alors qu’autour de lui, la normalité suit son cours : personne n’évoque cette histoire de zombies, ses crimes restent impunis malgré les preuves irréfutables qu’il sème derrière lui lors de ses carnages en centre-ville et le doute s’installe peu à peu : est-ce que les évènements vécus par Dellamorte sont vraiment réels ? Francesco Dellamorte serait-il ; tel Patrick Bateman dans American Psycho ou Buffy Summers dans 6-17 Normal again;-) ; un maboule fou-dans-sa-tête qui se contente de délirer sur une vie imaginaire (le fossoyeur qui sauve le monde en empêchant la résurrection des zombies à grands coups de balles doum-doum) sans passer à l’acte (heureusement pour les pauvres habitants de Buffalora, d’ailleurs !) ? Au lieu d’un film fantastique de zombie, ne serions-nous pas plutôt en train d’assister à la description ultraréaliste d’une psychose délirante vécue par un asocial complètement barge ? Dellamorte Dellamore est donc une œuvre d’une grande richesse qui mérite bien sa réputation de film culte "à clés". D’une poésie désabusée, visuellement magnifique (et c’est rien de le dire : c’est du gothique "à l’italienne", proche de ce qu’on peut trouver dans les meilleurs films de Lucio Fulci, le côté sordide en moins), surréaliste par exemple lorsque la tête zombifiée de la fille du maire de Buffalora improvise une chansonnette pour Gnaghi (WTF !?!) ou encore lorsque la Mort en personne se matérialise dans un nuage de cendre pour venir s’adresser au héros du film et juger ses actes et sa psyché, cruel lorsque Francesco annonce clairement le fond de ses pensées et qu’il balance que "Time goes by and things always change : they get worse" ("Le temps passe et les choses évoluent toujours : elles empirent »), romantique en diable et même « fantastrique » comme dirait Bigbonn (Soavi nous gratifie de plusieurs plans de folie où des amants s’envoient en l’air en pleine nuit sur des tombes de marbre sur fond de pleine lune) ; le film vaut aussi par son analyse complexe de la personnalité de son (anti)héros et par les métaphores zombiesques qui sont utilisées pour figurer ses frustrations et la lutte interne qu’il livre pour se libérer de ses blocages intimes vis à vis du monde extérieur et de sa solitude maladive. Son second niveau de lecture (les évènements décrits dans le film sont issus de l’imagination d’un psychotique qui refuse la réalité, et toute cette histoire de chasse aux zombies puis de meurtres dans Buffalora est un complet délire), en plus d’être un renversement de situation plutôt balaise, a le mérite de renverser radicalement le propos du film en le faisant passer d’un contexte fantastique romantico-décalé à un réalisme sans concession et en poussant à envisager une interprétation crue, psychiatrique, presque clinique. A ce sujet, le film est doté d’une fin schizophrène qu’il est délicat de se hasarder à essayer d’interpréter : lors d’une tentative de fuir Buffalora et d’enfin explorer le monde extérieur, Dellamorte et (son ami imaginaire ?) Gnaghi sont bloqués par une voie sans issue, une autoroute stoppé net par un à pic donnant dans le vide (dans tout les sens du terme…). Là, ils inversent leurs rôles : la personnalité de Francesco se retrouve dans le corps de Gnaghi et vice versa : tout change, mais on reste quand même bloqué au point de départ. A ce niveau, c’est carrément du "Dellamorte Revolutions" (laule). Le héros a réussi à "évoluer", mais est-il "guéri" ou s’est-il au contraire enfoncé encore un peu plus dans son délire ? Et quelle logique attribuer à cette surprenante sentence finale énoncée par Dellamorte ; "I should have known it : the rest of the world doesn’t exist !" ("J’aurai du le savoir : le reste du monde n’existe pas !") ? La délicieuse ironie distillée par Soavi tout au long du métrage explose lors de cette énigmatique conclusion, par ailleurs emblématique des thématiques de Tiziano Sclavi (romantisme morbide, fantaisies psychotiques, second degré poétique et pessimisme distancié). En DVD zone 2, le film est disponible en 3 éditions, allemande (la "Red édition"), espagnole et italienne (l’édition "Médusa"). La dernière est évidemment celle de référence, avec un petit making of, un commentaire audio de Soavi et Romoli et les habituelles fiches biographiques du casting et de l’équipe technique. Malheureusement, les sous titres français sont absents (vous les aurez uniquement en anglais et en italien). Des comparatifs techniques faits sur des sites spécialisés confirment que l’édition Médusa est la meilleure. Sinon, pour les plus patients, l’édition française (n’) est (pas) annoncée pour février 2025. Pour l’anecdote, soulignons que ce film a remporté en 1995 le prix du jury et du public du festival de Gérardmer. La même année, le grand prix du jury était attribué à Heavenly creatures de Peter Jackson. Une année de référence donc, d’autant plus que le président des délibérations était lors de cette édition un certain John Carpenter… Après le film, ses intervenants connurent des fortunes diverses : si Ruppert Everett a eu par la suite le succès hollywoodien que l’on sait, Michele Soavi est malheureusement devenu une victime collatérale de la déchéance du cinéma italien. Aux dernières nouvelles, il s’est reconverti dans les productions télévisuelles (comme un certain Lamberto Bava…). Il aurait des projets de retour au grand écran (un nouveau film de zombies, un autre d’héroic-fantasy) mais rien ne semble se concrétiser dans l’immédiat. Malgré cela, Dellamorte Dellamore s’est définitivement installé dans le panthéon des films cultes des cinéphiles bis du monde entier et les tourments nombrilistes du fossoyeur névrosé (ainsi que les courbes affolantes d’une certaine Anna Falchi) ne sont pas prêts d’être oubliés. Pour le plaisir, citons le beau poème en anglais qui conclue le film (et qu’il serait criminel de tenter de traduire !) : Death, death, death comes sweeping down, filthy death the leering clown, death on wings, death by surprise, failing evil from worldly eyes, death that spawns as life succumbs, while death and love, two kindred drums, beat the time till judgement day, an actor in a passion play, without beginning, without end, evermore, amen."