dimanche, octobre 23, 2005
I can make it anywhere.
Je crois que j'aime bien les films qui se déroulent de nuit et à New York (revu l'éventreur de New York de Fulci, je suis dans ma série New York). Retour sur un vigilante dangereux, qui ne sent pas que la violette. "Paul Kersey est un architecte new-yorkais aisé et aux idées progressistes. Sa vie s’effondre à la mort de sa femme et au viol de sa fille, sauvagement agressées. Jugeant les institutions impuissantes face à son drame et à la violence urbaine, Kersey arpente les rues la nuit pour appliquer sa propre justice… Bronson (1921-2003), auto-défendons, talion, nauséabond, pas bon : ces mots définitifs sont souvent associés avec la série des Death Wish/Un justicier dans la ville dans l’histoire du cinéma. Les séquelles du film matriciel de Michael Winner vont en dégénérant (le syndrome Golan-Globus, du nom des dirigeants de cette usine à navets/nanards jouissifs que fut la Cannon, qui produisit les aventures de Kersey à partir du second Death Wish), complaisants ou involontairement (?) grotesques (en particulier ce film de guérilla urbaine de personnes âgées contre sauvageons qu’est le dantesque Le Justicier de New York, tourné à Londres et chéri par l’auteur de ces lignes) pour finir dans l’enfer des direct-to-video et secondes parties de soirée de TF1 le dimanche (Ah… euh, ah non ?). Le premier Death Wish/Un justicier dans la ville n’est certes pas un chef-d’œuvre inconnu à redécouvrir. C’est un western urbain, suffocant et suffisamment intéressant pour qu’on s’y penche. Et la présence fabuleuse, minérale du regretté Charles Bronson, imposant et iconique comme le mont Rushmore, mérite bien notre intérêt. Le britannique Michael Winner est généralement considéré comme un assez bon faiseur, ayant touché à divers genres comme le polar, l’espionnage ou le western dans les années 60-70 pour sombrer ensuite avec des réalisations anonymes à partir des années 80 (et se reconvertir dans la critique gastronomique). Rien de génial donc, du travail solide (on notera qu’il s’est attaqué au sacro-saint Grand Sommeil en 1978 pour le recontextualiser à Londres selon les codes du polar britannique du type Get Carter, avec un résultat relativement intéressant). Winner aurait affirmé à l’époque que Death Wish (adapté d’un roman de Brian Garfield) n’était qu’un film de série, motivé par des raisons commerciales : la controverse qu’il provoquera à sa sortie l’aura dépassé… ou peut-être pas. Dans la préface signée par Winner du livre de Xavier Mendick, Shocking Cinema of the Seventies (Noir Publishing, 2000), le réalisateur avoue que sa filmographie reflèterait ses convictions politiques, celle d’un Conservateur bon teint (ironiquement Death Wish sera purement et simplement banni par la censure anglaise et invisible en Grande-Bretagne entre 1984 et 1999), défenseur de la police britannique (et généreux contributeur de leur bals de charité). Winner aurait de même déclaré (la citation est trop belle pour être vraie) dans une interview : “ ma sympathie est totale envers la petite vieille frappée à la tête avec une barre de fer. Pas envers le jeune qui a fait ça et qu’on a envoyé dans le sud de la France pendant six semaines pour devenir un être adorable ”. Bien, bien… Death Wish sera probablement son film le plus célèbre, marquant aussi le début de l’enfermement de Bronson dans des rôles photocopiés de justicier quinquagénaire, expéditif et impassible (autre symptôme du syndrome Golan-Globus). Film de série ou non (produit tout de même par Dino De Laurentiis), Death Wish est symptomatique d’une certaine crise morale de l’Amérique des années 70, et dont le cinéma se fera l’écho. Robin Wood, auteur de Hollywood : From Vietnam to Reagan, évoque ainsi la manière dont la production cinématographique américaine s’est nourrie d’un contexte politique, économique et moral incertains où s’accumulent les désillusions nées de la défaite au Vietnam, de la corruption politique et des conflits sociétaux. L’utopie de la contre-culture de gauche des années 60 dénigrée et n’étant plus à l’ordre du jour, les Américains se sont retrouvés face à leurs peurs et à, plus que jamais, l’irruption d’un réel hostile auquel on ne semble pouvoir opposer de solution ou de cohésion collective. Assiégés par ce réel, les héros du cinéma américain se sentirent subitement bien seuls, sans rires ni bravades… et certains prirent les armes : Harry Callahan (L’Inspecteur Harry), Popeye Doyle (French Connection), David Sumner (Les Chiens de Paille) et donc, Paul Kersey. Autant de héros de fiction de droite, grands individualistes et marginaux flamboyants (même si la flamme est glacée) qui incarnent les tensions parcourant la société américaine et donc son cinéma : le discours se fait rigide, réactionnaire en dépeignant un monde gris et rugueux, tout en intégrant la permissivité des années 60 quant à sa représentation de la violence. Cette contre-révolution à Hollywood véhicule aussi les attaques conservatrices contre les idées des Libéraux (au sens américain du terme, c’est à dire progressistes), accusés d’avoir contribué à l’explosion de la criminalité urbaine à partir des années 60. Avec Death Wish, on est bien au cœur de cette névrose. A sa sortie en 1974, le film est identifié comme une fiction de classe moyenne blanche et réactionnaire par la critique américaine (un film “quasi-fasciste” selon le vénérable Roger Ebert). Il provoque bien sûr le débat, astucieusement mis en abyme par un Winner bien roublard dans son film lorsque Kersey contemple tout le battage médiatique fait autour de ses actes, de la télévision aux gigantesques panneaux de publicité pour la presse traitant de l’autodéfense couvrant les rues arpentées par notre héros. Le critique Rex Reed, dans le New York Daily News, note malicieusement que “mêmes les progressistes les plus militants applaudiront” le film tandis que Playboy ironise sur “les citoyens vertueux qui fantasmeront à l’idée de former une milice en sortant de la salle ”. Bon, que vaut Death Wish trente ans après ? Winner oscille entre facilité (Kersey est un progressiste, objecteur de conscience pendant la guerre mais connaît bien les armes de par son père chasseur, mort dans un accident de chasse), efficacité et maîtrise et le meilleur du film semble bien devoir au livre de Garfield (à l’opposé des scénarios dits originaux des séquelles). Il y a en effet une ironie des plus noires dans l’idée d’un architecte - censé être créateur d’harmonies et d’équilibres - qui voit son bonheur méthodiquement s’effondrer et devenir un destructeur névrotique. Ce que dépeint Death Wish est sur le papier la dégradation mentale de Paul Kersey, poussé à bout. Ou plutôt, il semble découvrir ce nouveau monde qu’est le réel avec effarement (quand il arpente pour la première fois les rues de New York après le drame, Kersey a l’air de découvrir la violence). Le Death Wish du titre est littéralement un souhait de mort mais aussi une pulsion autodestructrice. Winner excelle dans la peinture de cette descente dans un enfer personnel de ruelles et de parcs enténébrés, son errance circulaire dans le quartier de Riverside devenant maelström lors de son premier meurtre de sang-froid : il est dans un état second (Bronson est tout à fait convaincant) avant de presser la détente. Rentré chez lui, il s’écroule à terre pour ensuite vomir. Avant de se robotiser dans les séquelles en une sorte de Vil Coyote des cartoons de la Warner, Paul Kersey est présenté comme un cas pathologique. On ne peut même pas vraiment parler d’autodéfense dans son cas : s’il laisse ses agresseurs tirer le premier, c’est après les avoir provoqués et pour ensuite leur tirer dans le dos ! C’est bien un prédateur. La meilleure idée du scénario est que Kersey ne retrouvera jamais les agresseurs de sa famille et donc ne peut se venger : dès lors, sa croisade est digne d’un Sisyphe fou, condamné à vider ses cartouches sur une violence informe. Dans Death Wish, les criminels ne sont jamais caractérisés psychologiquement. On les nomme rarement même. Ils sont juste les Méchants (les voleurs contre les gendarmes, les indiens contre les cow-boys). Winner traite ainsi de manière fantasmatique une scène où Kersey est attaqué dans le métro : le bruit du wagon roulant et des balles sont parfaitement audibles, pas les mots de l’agresseur qui bouge distinctement les lèvres ! La poudre parle, mais pas les minorités. Les Méchants sont parties intégrantes d’un décor urbain de cauchemar, comme des animaux indissociables d’une jungle. Winner en souligne facilement les contours et les couleurs en lui opposant les premières images idylliques du film où Mr et Mme Kersey sont en vacances à Hawaï. Une fois dans leur taxi à New York, le couple semblera littéralement compressé par le décor pesant que Winner capture à travers une photographie réaliste, bien typique de cette époque de par son grain (William Lustig, assistant monteur sur le film, saura s’en souvenir pour ses sèches séries B traitant aussi de la justice individuelle, en particulier l’excellent Vigilante). Winner noircit à peine le portrait d’une ville en décomposition, en banqueroute en 1977. Nous parlions au début de western urbain, car Death Wish est contaminé par ce genre. Cette contamination du genre policier n’est pas nouvelle, L’Inspecteur Harry l’a magnifiquement démontré. Winner importe son expérience du genre et Bronson dans son film, traitant invariablement ses fusillades comme des duels sous la lune avec une très grande maîtrise de l’atmosphère. Le prédateur ambigu qu’est Kersey laisse ainsi s’échapper sa dernière victime car elle n’a pas dégainé. Si Kersey ne croit plus aux lois de son époque, il s’en tient néanmoins à la loi de l’Ouest, des pionniers, le déclic étant un voyage d’affaires à Tucson, Arizona. Ce voyage va précipiter son basculement : il y rencontre un promoteur immobilier, adepte des armes et qui vante la qualité de vie de sa région respirant la sécurité et la poudre. Surtout, l’homme lui offrira sa première arme. Kersey assiste aussi dans un parc d’attractions local à une reconstitution de la vie de l’Ouest où chacun pouvait garantir sa sécurité individuelle. Individualisme : le mot est lâché. La névrose de Kersey est aussi sa conversion aux idées des pionniers, reflétant le repli réactionnaire de l’Amérique des années 70, une nostalgie des aspects les plus droitiers de la Conquête de l’Ouest. Architecte, Kersey voit planer sur lui l’ombre des bâtisseurs de l’Amérique : il conçoit un projet immobilier respectant l’environnement des collines d’Arizona (comme s’il s’agissait d’un rite de passage) ; en partant nettoyer New York, il redevient lui-même un de ces pionniers – anachroniques – censés changer l’ordre des choses, construire une société puisque ses actes vont bientôt contaminer la ville où vont éclore des justiciers. Lorsque l’inspecteur Ochoa lui ordonne de quitter New York, un Kersey à demi-amusé répond par un westernien “avant l’aube ? ” puis va prendre le train ! Un moment-clé résume cette conversion aux lois de l’Ouest lors d’un échange entre Kersey et son gendre, qui lui vante le calme de la campagne : Kersey s’interroge si la société ne devrait pas en revenir à l’autodéfense des pionniers. Il lui demande : “qu’est-ce qu’un homme qui ne fait rien confronté à la peur ? ” Son gendre répond par « un être civilisé, je suppose ?” sous le regard désapprobateur de Kersey. La méfiance des Américains envers la politique est cristallisée dans le film par l’attitude des autorités : sur le principe, elles refusent l’idée d’un justicier. Mais elles profitent de la peur suscitée par Kersey (le taux de criminalité tombe) : lorsqu’il est arrêté, il est chassé mais le fait que le public l’ignore continuera à alimenter la crainte des criminels, qui continueront à réfléchir avant de mettre le nez dehors ! Cette ‘demi-caution’ des actes du Justicier est bien irresponsable, puisqu’en l’expédiant à Chicago, les autorités new-yorkaises ne font que déplacer le problème, Kersey étant bien décidé à poursuivre son passe-temps ! Le problème évident du film tient à son opacité. Quel est le message ? Si Winner cautionne les idées de Kersey, il prend parti pour un homme qu’il a pris le temps de décrire comme un névrosé. En même temps, le charisme de Bronson (qui n’est jamais meilleur que lorsqu’il ne dit rien à l’écran), l’impuissance des autorités et la complaisance de la scène de l’agression de sa famille sont un moyen pour lui de demander notre approbation. Winner glisse aussi de l’humour : l’inspecteur Ochoa, chargé de l’enquête, est compétent mais assez comique (le gag éculé du limier au nez fin mais toujours enrhumé !) ; la reconstitution d’une bagarre de cow-boys est assez risible comme si Winner se moquait d’eux, de ce qu’ils représentent, tout comme du personnage un peu grotesque du promoteur du Far West. La scène où une femme se défend face à des pickpockets avec une épingle à chapeau est traitée sur le mode du film muet comique. Le plan final d’un Kersey faisant mine de viser des sauvageons avec ses doigts formant un pistolet est autant la promesse d’une suite qu’un clin d’œil adressé au spectateur. Alors, Winner prend-il tout cela au sérieux ? Le roman de Garfield (qui trouva le film trop violent) dissipait les ambiguïtés quant aux actes de Kersey, dans un passage (absent du film) où il abat deux passants qui avaient le malheur d’être sur le même trottoir que lui. Un autre sous-texte du film relevé par X. Mendick rend le film tout aussi opaque : Death Wish est un film hanté par l’économie. Un collègue de Kersey dans le film avance que la solution à la criminalité est de recruter davantage de policiers. Faux, lui répond-on, cela augmenterait les impôts. Le plan suivant est un gros plan sur une caisse enregistreuse. La violence des agresseurs exercée sur les Kersey mère et fille explose lorsqu’ils se rendent compte que leurs victimes n’ont pas d’argent sur eux. Death Wish est donc bien un film de crise économique, où les Méchants sont pauvres, où les ‘honnêtes gens’ font l’équation ‘criminel = noir = pauvre’ (l’un des nombreux voyous abattus par Kersey s’appelle d’ailleurs ironiquement Georges Rich !) dans les soirées mondaines et où le héros s’interroge si son assurance pourra permettre de soigner sa fille (Harry Callahan a-t-il de telles préoccupations ? Ah, on me dit que c’est un fonctionnaire). Deux scènes – sans armes à feu – en viennent à saisir l’autre clé de Death Wish : Kersey regardant une publicité bancaire vantant les mérites du crédit pour une vie meilleure (images d’une famille heureuse à l’écran comme preuve à l’appui) et surtout Kersey se défendant contre un voyou avec une sorte de fronde composée d’un bas rempli de pièces de monnaie. L’arme est tellement inhabituelle – presque comique - qu’elle semble démontrer que le film traite de la violence physique mais aussi économique : Kersey défend bien le capital et son combat est celui de la propriété individuelle. Comme pour les premiers pionniers. L’insistance de Winner sur le sujet balance entre la satire (la soirée mondaine où se rend Kersey) et sa défense. Death Wish est au final un film tendu, de par sa violence et de par ses contradictions internes, véritables tracés éruptifs du cardiogramme de l’Amérique des années 70. Ambiguïté du film (le film est-il miroir ou verre dépoli) ? Oui, jusqu’à un certain point. L’auteur de ces lignes penche pour une certaine roublardise de Michael Winner quant à son rapport au sujet (le Travis Bickle de Taxi Driver, autre parent individualiste et expéditif de Kersey, est plus complexe), ce qui n’empêche pas le film d’être redoutablement efficace, surtout grâce à Charles Bronson. Image : sans avoir bénéficié de restauration, l’image est de très bonne qualité et bien définie. Des défauts de pellicule sont bien sûr toujours présents, mais la copie rend tout à fait justice à la photographie granuleuse du film, en particulier dans les scènes de nuit. Noirs contrastés, lumières glauques du métro, vous y êtes : bienvenue dans le New York délétère et fantasmé par le rock, pré-Rudolph Giuliani. Son : les pistes mono anglaise et française d’origine sont proposées. Elles sont tout à fait claires, restituant avec équilibre aussi bien les coups de feu que les étranges escaliers d’accords de piano de Herbie Hancock (la musique du film est donc réservée avant tout aux fans d’Herbie Hancock). Le doublage français est de très bonne qualité (l’excellent Claude Bertrand, qui doubla John Wayne et Roger Moore, convoie très bien la rugosité de Bronson) même si les voix sont malheureusement trop en avant. L’édition Columbia-Tristar est hors-sujet, et tout simplement… vide. Des bandes-annonces tout de même ? Oui, 3 qui ne concernent même pas le film : celles de Bad Boys, Espion et demi et Double Team. On se consolera en constatant que le zone 1 est tout aussi vierge. A noter qu’en France, Un Justicier dans la Ville est disponible en coffret avec sa suite Un Justicier dans la Ville 2 (1982), post-scriptum inutile et quasi-remake du précédent, toujours par Michael Winner qui maîtrise encore ses scènes urbaines nocturnes, mais doit se conformer au cahier des charges Golan-Globus : plus complaisant, plus violent, plus idiot, plus malsain…" A vous de voir.