lundi, septembre 04, 2006

 

The falling man.

Christian Salmon New York Nox
"On redoutait l’effet produit par les témoignages de ceux qui avaient vu des fragments humains dispersés dans les rues et sur les murs des immeubles voisins, les images des corps qui tombaient du ciel par grappes entières. Ou en couples, main dans la main comme des « virgules humaines ». On disait : Comme des « virgules humaines ». Une armée de psychothérapeutes était sur place pour canaliser le flot des récits d’épouvante. Il s’agissait, disait-on, d’éviter une véritable « contagion psychique » à New York et dans le reste du pays. On disait : Contagion psychique. La négation de l’horreur de la mort était considérée comme une priorité dans la gestion des conséquences de la « plus grande catastrophe non naturelle » jamais subie par l’humanité. On disait : Rien ne sera plus comme avant ! On disait : Les symboles de l’Amérique. On disait : Pearl Harbor. On disait : Tirer les leçons. L’Amérique en guerre. On disait : Les premiers témoignages recueillis sur place ont été si horribles qu’un engagement à la pudeur a été pris par les chaînes de télévision. On disait : Ce côté spectaculaire était une partie essentielle du programme. On disait : « Unbelievable ! - What’s unbelievable ? - Everything. It was exactly like a movie. » On disait : Beaucoup sont saoudiens. On disait : Le World Trade Center, 350 sociétés, 50 000 salariés, un centre commercial et une gare souterraine au cœur de Wall Street. On disait : Cieling and Visibilité O.K. On disait : Ils sont trois. Ils nous menacent avec un cutter. Nous tombons. Je t’aime. On disait : Sur une chaîne locale les images de la catastrophe défilaient avec la musique du film Raging Bull de Martin Scorsese. On disait : Ils se jettent du haut des tours, l’un derrière l’autre, comme des parachutistes qui sautent d’un avion. On disait : Elle le regardait sans y croire. Il était vivant. Elle pleurait et l’embrassait partout sur le visage. On disait : Al-Hazmi, Al-Suqami, Al-Ghamdi, Al-Shehri, Aziz Al-Omari al-Haznawi, Al-Nami, and so on. On disait : L’islam est sévère pour ceux qui se suicident, ils sont condamnés à répéter leur mort pour toute éternité. On disait : Hollywood semble pétrifié. On disait : Ils changent de nom comme de lieu, ça complique leur identification. On disait : Chaque pelletée de gravats enlevée rapproche les sauveteurs des « gisements de cadavres ». On disait : Gisements de cadavres. On disait : Les images des personnes sautant dans le vide ont disparu des écrans. On disait : Les musulmans vont payer un horrible prix. On disait : Dead or alive. On disait : La production cinéma est tombée dans le coma. On disait : La municipalité de New York a pris contact avec les autorités d’autres pays qui ont eu à faire face à la mort brutale et mutilante de leurs ressortissants. On disait : Brutale et mutilante. On disait : Pour atténuer la douleur des familles les Israéliens enterrent les victimes des attentats dans des cercueils lestés. On disait : Éviter la « contagion psychique ». On disait : Quand on voit Ground Zero d’avion on dirait les griffes du diable. On disait : Les policiers identifient les victimes grâce aux cartes de crédit et aux téléphones portables. On disait : Les victimes les plus proches des points d’impact ont été « vaporisées » par l’embrasement du kérosène. On disait : Rien ne pourra en être retrouvé ou séparé des cendres des bâtiments. On disait : Censurés également les témoignages de ceux qui ont vu des fragments humains dispersés sur les murs des immeubles alentour. On disait : On va les « enfumer pour les faire sortir de leurs trous et les faire courir » (smoke them out and get them running). On disait : Ticket to Ride des Beatles et Imagine de John Lennon ont été interdits des ondes. On disait : Nous avons totalement échoué à assembler les pièces du puzzle, avait reconnu Bob Graham de la CIA. On disait : « Continuez à vivre ! Allez au restaurant ! » On disait : On voit des employés rejoindre leurs bureaux situés dans les plus hauts buildings avec, sur le dos, des petits parachutes. On disait : Un grand peuple s’est levé pour défendre une grande nation. On disait : Au comptoir du Shuckum’s il a vidé cinq vodkas tout en bavardant avec un compère, sans doute Al-Shehri, lequel descendait des cocktails au rhum. On disait : Le 6 août 2001 les services secrets avaient averti le Président que des avions pourraient être détournés par des membres d’Al-Qaida. On disait : Un troisième homme s’absorbe dans des jeux vidéo. On disait : Mohamed Atta n’a laissé que de bons souvenirs chez nous. Il était aimable. Ses dessins étaient très précis, très propres. On disait : Lorsqu’il a appris la nouvelle le Président est resté de longues minutes plongé dans un livre pour enfants. On disait : On ne pourra plus montrer dans un film un jeune broker qui carbure à la cocaïne tout en faisant son million de dollars... Cela n’aura plus aucun sens. On disait : America will never dream (Ben Laden). On disait : We’re going to ask for a lot of information, all types of questions. We’re going to want names, addresses, any description you can give us, their location in the building. We would like to know what they were wearing yesterday, if you know any scarring they had. We would like the name of their doctors and the name of their dentists. On disait : Press conference. Any question ? No more ? O.K. That’s all ! On disait : That’s all ! C’est tout.

De loin, on dirait un linge qui tombe lentement sur un fond de lignes verticales Ici on dirait un oiseau mort photographié dans sa chute Agrandissez Maintenant on voit une bannière composée de bandes verticales avec un motif incrusté au centre, une feuille comme sur le drapeau canadien, un blason, inscrit dans la mémoire de la nation. Une possible blessure. Dans la mémoire de la nation Agrandissez encore L’image se décompose en un puzzle transparent composé de petits carrés lumineux spectre de lumière, au centre duquel un homme apparaît. Distinctement il porte une chemise légèrement colorée Le haut a été probablement déchiré quand il a été blessé S’il a été blessé Il est peu probable qu’il ait été déchiré par la pression de l’air au cours de la chute car la photo a été prise au début de sa chute, avant même qu’il n’ait pu prendre assez de vitesse pour provoquer la déchirure Je n’ai pu trouver aucune indication significative démontrant que l’homme portait « un tee-shirt orange sous sa chemise blanche » comme cela est mentionné dans l’article d’Esquire à une exception près : une petite zone orange sur le dos de l’épaule gauche. À l’endroit de la possible blessure son bras est légèrement replié sa jambe gauche fléchie tandis que la droite est bien allongée sa chemise sort de son pantalon ses chaussures sont toujours à ses pieds la position de son corps n’apporte aucune information sur ce qui est en train de lui arriver Si on renverse l’image à l’horizontale on voit un baigneur qui nage sur le dos en battant des pieds. À l’envers, c’est Batman fonçant dans les airs debout, on dirait un homme en train de faire un footing ou de danser négligemment.
Mais il ne danse pas.
Il tombe.
Derrière lui, les verticales de la façade encadrent et soulignent sa chute. Personne ne sait qui c’est. The Man Falling. L’image a été reproduite à la une de tous les journaux. Des millions d’exemplaires. Des milliards d’yeux dans le monde l’ont vue. Puis elle a disparu. Cette photo est une flèche humaine tirée contre le vide. He departs from this earth like an arrow, a écrit le journaliste d’Esquire.L’image appartient à une séquencede 9 prises « fifteen seconds after 9:41 A.M. on September 11, 2001a photographer named Richard Drew took a picture of a man falling »,peut-on lire sur la légende. A man falling through time as well as space. Personne ne sait qui c’est. The Man Falling. Qu’est-ce qui fait qu’une image entre dans la conscience collective ? Comment une image devient-elle icône ? La photo se distinguait des autres à cause de sa verticalité et de sa symétrie, avait écrit le journaliste d’Esquire.La silhouette d’un homme dans la verticale des tours exactement au point de jonction entre les lignes de brillance foncées à gauche (tour Sud) claires à droite (tour Nord). Verticalité Symétrie Beaucoup de gens ont sauté Many people jumped. Perhaps hundreds. No one knows. Ils ont sauté des bureaux de Marsh & McLennan, une compagnie d’assurances de ceux de Cantor Fitzgerald, A bond-trading company du restaurant Windows on the World, aux 106e et 107e étages. Ils sautaient des quatre côtés de la tour Nord à la vitesse de 150 miles à l’heure.Ils mettaient dix secondes pour toucher le sol. Plus de deux cents au bas mot, a calculé USA To-Day. Une victime sur six. Ils tombaient through time as well as space. Leurs corps ponctuaient l’espace vide et le temps arrêté « comme des virgules humaines ». They struck the pavement with such force that there was a pink mist in the air. (The mayor reported the mist.) Ils cognaient le sol avec une telle force qu’il y avait une vapeur rose dans l’air. C’est le maire qui a parlé de la vapeur. Les vies se vidaient de leur vie pour devenir image. Une forme d’embaumement. One never knows when history is made. L’histoire venait à lui sous la forme de ces corps qui tombaient. Elle remplissait son cadre. Ce n’était pas à lui de les refuser. Plus tard leur image s’illuminerait sur les écrans des ordinateurs, des Ames Numériques, des anges digitalisés, qui tiraient de leur substance passée un dernier éclat blanchâtre, phosphorescent et s’abîmaienten codes numériques, en pixels, poussières de vie, étoiles éteintes, stockées dans les disques durs.

The Man Falling n’a jamais été identifié. Malgré les recherches il est le Soldat inconnu d’une guerre dont nous n’avons pas encore vu la fin, a écrit Tom Junod dans le magazine Esquire le 11 septembre 2003, are our most intimate connection to the horror of that day. The picture is his cenotaph, la photo est son tombeau.

L’image est éditée par DIRRER pour SkFriends.com avec le maximum de detail possible. And to show possible wound Une Possible blessure. No artistic rendering. Aucun rendu artistique. Magnification 10x, dit la légende, Magnification.

6.
Devant eux, sur une multitude d’écrans, le ciel de New York déroulait son immensité bleue ; sa clarté d’avant-attentat. L’avion entrait au ralenti dans le champ, le Boeing 727 d’American Airlines contournait la première tour en flammes, derrière laquelle il disparaissait, avant que la deuxième tour ne s’enflamme à son tour comme une boîte d’allumettes. Des milliers de morts. Mais on n’en voyait rien à l’écran. Que valent deux mille sept cents morts si vous ne pouvez identifier un visage, pensait Kirk. Les images ne montraient, pas les hommes. Juste une trajectoire, un choc. Une seule caméra. Un plan à la composition géométrique. Verticalité. Symétrie. L’absence de bruit donnait à ces images une forme d’éternité, la fixité d’ images peintes quoiqu’en mouvement. Elles semblaient sorties d’un tableau hyperréaliste américain plutôt que d’un film-catastrophe. Elles évoquaient le mystère des choses inéluctables. Tout semblait se passer sous le regard impassible d’un dieu Invisible. L’avion tel un scalpel guidé par une main surhumaine découpait en la traversant la fine ossature du gratte-ciel. Un acte chirurgical. Attentat sans visage. Acéphale. Aucun appel, aucune revendication. L’attentat avait l’évidence d’une catastrophe naturelle. Il produisait la stupeur et non l’indignation. L’attentat n’était pas seulement parfaitement exécuté, il n’était que ça : exécution. Achèvement. Il s’épuisait en arrivant. S’abolissait en se réalisant. Il ne défendait aucune cause. Il ne revendiquait l’indépendance ou la souveraineté d’aucun peuple. Il était déjà tout cela. Autonomie. Souveraineté. Indépendance. La lumière qui jaillit du ciel. Un clip, une éclipse. Cela n’est pas possible ; des forces mystérieuses étaient à l’œuvre. L’invisible se manifestait. Un ballet abstrait. Non pas de masques mais d’axes. Les abscisses et les ordonnées. Une lutte entre deux dimensions. La verticale et l’horizontale. Verticalité. Symétrie. L’exécution de cette figure prenait la forme d’un châtiment mathématique. Ici les foules pouvaient se rassembler dans la stupéfaction. En face d’eux, sur un mur d’écrans, des images numériques, une myriade de points noirs suivis de traces lumineuses, des lignes grises qui tremblotaient, des têtards lumineux se déplaçaient comme des voitures tampons sur une piste encombrée, se répandant en tous sens, latéralement et verticalement. C’étaient les images de l’intérieur des tours enregistrées juste avant l’attentat. Les dernières images des dernières minutes. Images banales. Devenues archives. Dans les couloirs et les ascenseurs. Sur les escalators gris. Métallisés. Des hommes et des femmes. Des chiffres. Des points. Des flux qui tantôt se séparent, tantôt se rejoignent. Des circuits de particules aux contours rendus flous par le vitesse. Petites cellules transparentes, des lucioles. Hémophilie des formes. Des foules. L’avenir appartient aux foules, pensèrent Kirk et Hitchkock presque simultanément. Mais Hitchkock ne pouvait plus parler. Il avait rejoint Kirk au royaume des choses muettes. Les mots parlaient en lui. Il y avait de la colère dans ses pensées. Les mots le chevauchaient. Ils voyaient clair. Lui non. La foule avait pris la place des corps. It is our lives and minds that are occupied now. This catastrophic event changes the way we think and act, moment to moment, week to week, for unknown weeks and months to come, and steely years... La foule avait éclipsé les corps. Il y a longtemps déjà. La peinture moderne avait commencé ce travail d’élision. Elle s’était détournée de la figuration pour ne s’intéresser qu’aux lignes, aux points, aux couleurs. Elle avait perdu son caractère narratif. Elle montrait le chemin. Les foules folles. Viscérales. Flux de foules. Le cinéma ne connaissait que les corps. La vidéo les faisait disparaître. La vidéo avait été inventée pour les foules. Sur certains écrans on voyait les flammes gagner le cadre, elles s’approchaient, léchaient les bords de l’objectif, enfumaient l’image ; on va les « enfumer pour les faire sortir de leurs trous et les faire courir » (smoke them out and get them running). Les flammes mettaient le feu aux webcam. Elles fonçaient sur elles. L’image s’obscurcissait, le son grésillait. Images et flammes fondues dans le même feu. Les deux hommes passèrent à travers un lourd rideau d’insonorisation dans un sas qui débouchait sur une porte de sécurité. Kirk la poussa et entra. Il fut plongé aussitôt dans une obscurité bruyante. Des voix dans la nuit, des sirênes, stridences d’incendies... Rumeurs. Tumulte. Sonneries. Au bout de quelques secondes, l’œil s’accommodant à l’obscurité, un rayon laser violet apparaissait le long des murs qui éclairait de toutes petites photos d’identité. Halo pâle sur les visages des disparus."

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