mardi, janvier 17, 2006
Arts funèbres.
Charlie & the chocolate factory sort le mois prochain en DVD, l'occasion de revenir sur le parcours de Tim Burton. Texte fort intérressant quoiqu'un peu long (chopé sur film de culte) "Réelle ou symbolique, morbide ou joyeuse, la mort fait partie intégrante de l'œuvre de Tim Burton. L'enfant solitaire est devenu un réalisateur talentueux en exorcisant ses démons et en confrontant ses héros à la grande faucheuse d'une manière ou une autre. Des morts-vivants aux costumes gothiques en passant par les décors de cimetière et autres thèmes musicaux funèbres, il s'est créé une filmographie hors du commun, délicieusement macabre. Lui-même en conflit avec ses figures parentales, Tim Burton a créé ses héros à son image. Souvent, ils évoluent en fonction de la perte de leurs parents, un événement-clé qui justifie à la fois leur côté sombre et leurs futurs actes. Le plus évident bien sûr est Bruce Wayne, dont les parents sont assassinés devant ses yeux. Batman naît à ce moment exact. L'homme chauve-souris n'est pas né de l'imagination de Burton mais il lui était destiné, tant il s'intègre à la perfection dans ses thèmes fétiches. Tel un tueur en série, le jeune Tim a commencé ses noires actions avec des animaux (Vincent et Frankenweenie), avant de s'attaquer aux mamans et papas de ses personnages. Ceux-ci pleurent leurs parents d'une façon ou d'une autre, qu'ils aient perdu l'un de leurs géniteurs (Lydia Deitz, Bruce Wayne, Katrina et Mary Van Tassel, Ichabod Crane, Will Bloom voire Willy Wonka) ou une figure paternelle (Edward, Ed Wood ou encore le peuple américain de Mars Attacks perdant son président), voire qu'ils en soient carrément dépourvus. Même les héros peuvent trouver la mort: le couple Maitland se noie dans Beetlejuice, tandis qu'Edward Bloom rejoint la rivière de Big Fish. Pièce maîtresse, Edward aux mains d'argent distille même un soupçon de religiosité: après la mort du créateur, du père, le fils presque parfait devient adoré de tous, avant d'être sacrifié, puis de laisser une trace éternelle de sa présence invisible et bienveillante. Au moment de Big Fish, Tim Burton vivait à la fois le deuil de son propre père et la naissance de son fils. Mais outre la filiation père-fils, le thème typiquement burtonien que l'on retrouve ici est l'immortalité. A travers ses contes, ses histoires insensées, Edward Bloom continue d'exister pour son fils et son petit-fils. Tout comme Edward enneige la ville année après année ou Willy Wonka rouvre la chocolaterie pour se trouver un héritier. L'idée de mort, plus que le fait de mourir lui-même, fait son chemin. La perte, qu'elle soit la mort d'un être cher ou la fin d'une illusion, d'une époque, se retrouve alors à différents niveaux, chacun la vivant selon ses priorités. Quand Pee Wee perd son vélo, le choc est semblable à celui des habitants de Christmas Town découvrant la disparition du Père Noël ou à celui de Willy Wonka se faisant interdire de devenir confiseur - ces deux derniers symbolisant clairement la fin de l'enfance et de ses rêves. De même, quand les Terriens font connaissance des Martiens - et que ceux-ci les déciment - ou que le Capitaine Leo Davidson échoue sur La Planète des singes, les croyances les plus simples volent en éclat, remettant tout en cause. Logiquement, la plus grande révélation de Tim Burton sera celle de la vie après la mort. Après tout, si ses personnages s'engouffrent dans l'eau au moment de mourir, n'est-ce pas pour mieux renaître ? En véritable fan de Mary Shelley, Tim Burton parsème ses films de créatures rafistolées ou ramenées à la vie par de vrais petits Frankenstein. Après le zombiedog de Vincent et le bien-nommé Sparky de Frankenweenie, le réalisateur continue d'explorer le mythe avec Edward, un homme créé de toutes pièces, Sally la poupée de chiffon toujours décousue ou encore Nathalie Lake, que les Martiens fusionnent avec son chihuahua. La frontière est mince et les morts-vivants sont autant légion que les vivants-morts. Batman affronte tout à tour un gangster sorti d'un bain d'acide et une femme réanimée par des chats, tandis qu'Ed Wood fait revivre Bela Lugosi sur la pellicule (voire à travers les traits d'un autre acteur) et que Willy Wonka semble être éternel. Les Maitland, Beetlejuice, le cavalier sans tête ou Emily sont eux de vrais morts, capables d'interagir avec les vivants. Quand à Jack Skellington, le Roi-Citrouille, ce n'est qu'un squelette mais capable d'émotions. Zombies, squelettes, vampire, fantômes, mais aussi sirène, loup-garou, géant, arbres vivants, sorcières… Autant de personnages de contes fantastiques que Burton s'amuse à placer ça et là, souvent avec humour; ainsi, il va même jusqu'à reprendre deux fois (Beetlejuice et Les Noces funèbres) le thème du Manoir hanté de Disney (son ancien employeur): la mariée maudite, encore un classique de l'épouvante. Tous ces personnages a priori peu ragoûtants vont pourtant faire découvrir aux vivants que la mort n'est pas si triste. La ville de Halloween passe ainsi chaque jour de l'année à préparer la prochaine fête, un véritable carnaval à côté duquel Noël et tous ses feux semblent presque ennuyeux. Burton répand l'idée d'un monde mortuaire alternatif, allant jusqu'à donner à Jack un traîneau tiré par des rênes tout en os et un chien, Zero, au nez-citrouille lumineux, alter ego d'outre-tombe du célèbre rêne Rudolf. L'after life de Beetlejuice et des Noces funèbres suit ce même principe: même si certaines conventions sont toujours de rigueur (on ne passe pas devant quelqu'un dans une file d'attente sous peine de se faire réduire la tête), on peut s'amuser en terrorisant les vivants, en se saoulant au bar devant un spectacle digne de Bob Fosse ou même en visitant les maisons closes! Le monde parallèle est ainsi toujours plus actif et attractif que le notre: milliardaire embourbé dans les conseils d'administration le jour, Bruce Wayne grâce à son masque devient un super héros, tout comme la secrétaire godiche Selina Kyle se transforme la nuit venue en créature SM, toutes griffes dehors. L'intimité d'Ed Wood, de ferveur dévorante en amours fous, est aussi bien plus passionnante que sa façade de réalisateur raté. Victor sera, lui, prêt à mourir pour connaître le bonheur qui lui fait tant défaut dans le monde soi-disant vivant. Tim Burton sème dans chacun de ses films autant de secrets à découvrir, d'histoires à dépoussiérer: une ville parfaite, joliment nommée Spectre, cachée derrière une forêt hantée, des arbres magiques et cabanes de sorcière, une planète où règnent les singes, une flotte martienne envahisseuse ou encore une chocolaterie surprenante. Même Edward finit par transformer son sinistre château en atelier d'artiste, là où la ville mignonnette et colorée ne recèle que méchanceté et jalousie. Edward et ses doigts de fée et de fer restera en vie grâce son art créatif. Une sublimation que la plupart des héros burtoniens vont connaître. Liées à la mort en s'y opposant, la passion, l'obsession, quelque part la recherche de l'orgasme, leur sont indispensables. Edward, Ed Wood ou Willy Wonka vivront de leur talent, véritables artisans. Edward Bloom et Victor, Emily et Jack auront comme moteur leurs rêves, leur quête du bonheur, d'un sens à leur vie - ou à leur mort. Pee Wee misera tout sur son vélo, Ichabod Crane et Donald Kessler sur la science, Nathalie Lake sur le scoop qu'elle pourra avoir. Victor, Victoria et Emily partageront la joie simple de jouer du piano librement. Certains connaissent même quelques émois sexuels (que l'auteur aime ambigus): si Beetlejuice va assouvir ses pulsions le plus simplement du monde, Jack et Sally, comme Edward et Kim ou Victor et sa double fiancée, s'en tiendront à quelques frôlements. Batman et Catwoman s'en libéreront par contre très physiquement, mais en se battant, avec force gémissements évocateurs. L'expression de "petite mort" prend tout son sens avec eux. Ed Wood, grand amateur de femmes, éprouve le besoin de se travestir pour se sentir mieux, Edward Bloom doit découvrir le monde et est prêt à absolument tout supporter pour arriver à épouser Sandra, Jack doit faire de nouvelles expériences pour se retrouver, Willy Wonka va jusqu'à quitter son foyer à 11 ans pour vivre de sa passion… Aucun n'oublie qu'avant sa mort, il aura une vie à remplir.Quand d’autres gagnent leur médaille de bravoure à coups de fouet ou de griffes, les héros de Tim Burton se débattent davantage avec leurs bras cassés et leurs béquilles. Amoureux des ombres, le réalisateur l’est aussi de ceux qui les habitent. De Vincent aux Noces funèbres, radiographie du anti-héros. Il est des signes qui ne trompent pas. Dès son premier court métrage, intitulé Vincent, Tim Burton met en scène un jeune garçon dont l'idole n'appartient pas à l'imagerie des canons habituels dans les cours de récréation puisqu'il s'agit de Vincent Price, tout droit sorti des vieux coffres de la Hammer. Très vite, la figure du anti-héros burtonien se dessine: enfant prisonnier d'un corps d'adulte (Pee-Wee's Big Adventure) ou esprit frappeur et décadent (Beetlejuice) sont à l'honneur. Ses deux Batman auraient pu bouleverser la donne, mais les méchants (le Joker ou le Pingouin) y sont tellement glorifiés qu'ils en deviennent pratiquement plus charismatiques que le héros lui-même. Batman, plus que jamais rongé par les ombres. Le doute finit par se dissiper avec un second épisode (Batman, Le Défi), où Catwoman, immortalisée par Michelle Pfeiffer, se révèle être la véritable star. A l’image de Charlie et la chocolaterie où le mignon mais un rien falot garçonnet éponyme est dévoré par la présence du chocolatier fou et ermite mégalo, Willy Wonka. Constante dans l’œuvre du cinéaste, l'attachement aux ratés, aux faibles, aux marginaux, à ceux qui s'opposent à la foule dévorante, au point de prendre parfois fait et cause pour les racines du Mal, voir l'affreux Mr Jack, roi de Halloween et trublion morbide, mais traité comme le véritable Père Noël. La ligne rouge entre bons et méchants, braves et poltrons, monstres présumés et individus bienveillants est ainsi souvent maltraitée. Cette frontière tremble souvent sans savoir dans quel territoire mettre le pied. Comme le remarque Burton lui-même, "Noël est un moment heureux mais c'est aussi le moment où les gens se suicident le plus!". Héros ou anti-héros, la médaille finit par confondre ses revers. Le anti-héros burtonien est avant tout un héros qui s'ignore. Parce que trop décalé, trop en avance sur son temps, pas à sa place ou trop sensible. Ichabod Crane (Sleepy Hollow) est un scientifique du nouveau siècle, personnage de précieux trouillard, le premier à trembler de tous ses membres lorsque la légende du cavalier sans tête lui est racontée. Le type de mauviette qui se protège d'un mouchoir à la vue d'un cadavre, ou qui préfère, à l'approche de la maison d'une sorcière, marcher derrière les pas d'un jeune garçon transformé en bouclier vivant. Pourtant, sous ses chichis affolés, se dissimule le véritable héros, celui qui naît dans la réaction à l'opposition. Apôtre de la science (et notamment de l'autopsie), le jeune homme se heurte au scepticisme (non seulement du peuple mais aussi de la justice), et conçoit ses instruments dans son coin. C'est pratiquement seul qu'il devra se frayer un chemin, avec succès, jusqu'aux sources du mystère. Autre exemple d'opposition entre marginaux et foule féroce, le parangon dans le paysage des anti-héros burtoniens, Mars Attacks! Les masses y sont superficielles, le porte-parole de la Maison Blanche transforme les locaux en lieu de passe, le Président cabotin et le chef des armées va-t-en guerre sont ridicules. Le pays n'est plus qu'un amas de troupeaux de vaches en feu, qu'il s'agisse de maisons de retraite, de casinos ou de réunions d'alcooliques anonymes. Reflet déformant, la communauté martienne est ainsi observée: "Vu leur très haut niveau de technologie, c'est une civilisation supérieure. Donc pacifique et éclairée". Il n'en semble pas de même pour des humains grotesques jusque dans leur mort. Dans ce bouge géant qu'est devenue l'Amérique, deux héros se détachent: un gamin jugé comme raté et sa grand-mère, véritable sauveuse de l'humanité. Les armes de la vieille: un ancien standard musical devenu kitsch au point d'être mortel pour les cervelles martiennes. Voilà qui vaut tous les tanks de l'armée américaine. Pourtant la pauvre est bien oubliée dans sa maison de retraite, et lorsque son petit-fils part la secourir, ses parents s'y opposent afin que le rejeton reste défendre la caravane familiale. Plantée dans son fauteuil roulant, elle avait bien raison et ce depuis le début: "Richie a toujours été le meilleur". Pourtant, même décoré par la fille du Président (qui trouve elle aussi grâce aux yeux de Burton, comme une famille noire préservée du chaos), le nouveau démiurge n'a que des mots imbéciles à balbutier ("Je pensais, au lieu de maisons, on pourrait vivre dans des tipis, c'est mieux pour des tas de côtés"). Pas si grave puisqu'il trouve dans les yeux de sa grand-mère gâteuse tout le contentement du monde, à défaut de retrouver le même chez ses parents qui lui préfèrent son frère, Billy Glenn, abruti envoyé à la guerre et fierté familiale. Car chez Tim Burton, le héros déclaré est souvent le plus minable. Grillé un drapeau à la main dans Mars Attacks! bellâtre tranché en trois dans Sleepy Hollow, beauf transpercé dans Edward aux mains d'argent, brute évincée dans Big Fish, enfant roi corrigé dans Charlie et la chocolaterie, il n'a guère sa place dans le tableau burtonien de la figure romantique, aussi blessée qu'attachante. Au point, encore une fois, de brouiller les cartes: le héros présumé de La Planète des singes, le fadasse Leo Davidson (Mark Wahlberg), est pris dans une boucle temporelle absurde qui le laisse sur le bord du trottoir. La véritable héroïne, aux yeux du réalisateur, réside en la personne de Ari, singe femelle prônant la paix et défendant la race humaine. Brique importante dans le mur des ambiguïtés identitaires, la sexualité est souvent une question laissée en suspens. Si le héros cueille les conquêtes en bouquets, qu'en est-il des figures burtoniennes? Elles ont certes leurs amours éperdues, mais semblent parfois quasi privées de sexualité. Edward, créature d'un savant fou, transformé en bête de foire par la télévision, dont le château en noir & blanc tranche avec la banlieue surcolorée, dont l'art se heurte à la médiocrité, est un personnage inadapté au monde extérieur (les blessures involontaires, le dîner impossible, les matelas percés) et fait figure de anti-héros idéal. Il incarne également le personnage lunaire et asexué, dont la longueur des ciseaux dissimule l'impuissance du sexe. Edward joue avec le jeune fils de sa famille d'accueil, s'attache à Kim, la fille aînée, mais d'un amour qui semble parfaitement platonique. La jeune fille finit par s'effacer, se raisonnant à l'impossibilité d'une relation plus profonde, et se contente de danser sous la pluie de flocons qui naît des ciseaux du jeune homme. Autre figure ambiguë, Ed Wood, amoureux enfantin qui semble nourrir plus de passion pour ses films que pour ses épouses. Il revêt à l'occasion des pulls en angora rose sans imaginer un instant les doutes que cette tenue peut provoquer dans son entourage: l'homme semble trop innocent pour y voir une quelconque allusion sexuelle. Sleepy Hollow ou Les Noces funèbres dressent, pour leur part, le portrait d'une société renversée et matriarcale, où les personnages forts (Miranda Richardson, Christina Ricci, ou l’épouse fantôme Helena Bonham Carter) s'opposent respectivement à des hommes faibles (les vieux pontes du village, Ichabod Crane, Victor). La femme chez Burton est ainsi cet idéal inatteignable, transcendé par la stature hors du commun de sa muse d'antan, Lisa Marie. Finalement, bras ballants et meurtrissures en étendard, le héros burtonien n'a d'autre alternative que de se servir de ses faiblesses et d'en rire si l'accomplissement demeure un mirage trop lointain. L'Etrange Noël de Monsieur Jack semble entièrement voué à une démarche transformant la faiblesse en force, le noir en blanc, la mort comme célébration de la vie. Halloween y est plus festif que Noël, les guirlandes sont des toiles d'araignées, les rendez-vous amoureux se font dans les cimetières, les héroïnes perdent leurs bras, et l’on se félicite d'être effroyable à l'image d'un héros peint sous les traits d'un "épouvantable épouvantail, le roi des citrouilles". Son film-frère, Les Noces funèbres, montre le royaume des morts comme une fête permanente, là où celui des vivants est enterré dans les conventions. Chez Burton, les réalisateurs de navets comme Ed Wood recueillent des critiques désastreuses, sont à l'aise avec les marginaux, sont entourés de présentatrices has been, d'acteurs dépressifs, de catcheurs débiles. Mais derrière l'enthousiasme aveugle, derrière cette soif de vie quelque peu poussée, n'y a-t-il pas un doute sous-jacent? Ed Wood ne se demande-t-il pas l'espace d'un instant "Et si je me trompais? Et si je n'avais aucun talent?". Le héros aux mains d'argent, célébré encore hier, ne porte-t-il pas le même funeste prénom que le serpent mort du jeune Victor (Frankenweenie)? Monsieur Jack ne rêve t-il pas secrètement d'un véritable Noël plutôt que de son noir Halloween? Si l'anti-héros burtonien est ce qu'il est, c'est aussi parce qu'il doute, et que ses doutes révèlent parfois un pessimisme insoupçonné, caché sous des matelas d'indifférence face au rejet de la foule. "On a peur, mais on se domine", chante-t-on dans L'Etrange Noël de Monsieur Jack. Nouvel indice, Big Fish se fait la quête désespérée des ossements du vrai sous la chair du fantasme, le strip-tease de l'âme débarrassée de ses haillons faussement joyeux. Tim Burton ne se résout pourtant pas à priver ses personnages de leurs désirs rêvés, probablement parce que la réalité serait, elle, trop cruelle à leurs yeux. Tim Burton aime raconter des histoires. La notion même de narration se retrouve parfois projetée au cœur de ses films. S'il ne répond pas à la définition de conteur stricto sensu, il est profondément imprégné par cette culture et ces récits. Nourri par le monde de l'enfance, le réalisateur en a toujours renvoyé une vision douce-amère très personnelle. Analyse des figures classiques du conte dans ses films. Contrairement à l'idée répandue, les contes ne sont pas des récits simplistes destinés à éduquer des enfants. Ce sont des histoires le plus souvent issues de la tradition orale et tirées du folklore. Toutefois, malgré leur caractère local, ils connaissent une part d’universalité. Plusieurs versions de la même chronique, dont les vraies origines sont le plus souvent inconnues. Des traits communs s’en détachent, se recoupent et se rejoignent pour en sortir un squelette caractéristique, une structure collective. A l’instar des récits archétypaux et mythologiques – dont le mythologue Joseph Campbell montre leur unicité fondamentale malgré la pluralité des formes – les contes participent à la construction de la mémoire humaine. Appuis des cultures populaires, religieuses ou bourgeoises, ils arborent les caractères des lieux où ils sont nés et du temps qui les a engendrés. La diversité des formes et des publics leur confère des fonctions variées. Mythe fondateur, il magnifie souvent son propre terreau en transformant ses hommes en élus des Dieux. Dans la tant décriée Planète des singes, Tim Burton y livre sa vision des origines quasi-sacrées d’un peuple singe prenant le pas sur des humains sous-adaptés à la technologie. Depuis les légendes archaïques jusqu’aux histoires des frères Grimm, d’Andersen ou de Charles Perrault, le conte se fraie une voie complexe et non gratuite. Critique sociale, rebut de croyances, morale pieuse, rêves du réel et récits de voyages fantasques, il se décline en milliers de formes. On ne recense plus les histoires d’hommes s’en remettant au diable pour qu’il l’aide, ou les nursery rhymes anglaises, ces comptines pouponnières. Princes, paysans, rois et voleurs, oiseaux magiques et bonnes fées, injustices, malédictions, travaux harassants, les contes sont des témoins, des mémoires vivantes, sagaces et qui en disent plus sur une peuplade que n’importe quel discours. Mieux encore, quel que soit l’habit que choisit le conte, son âme universelle rassure sur les liens qui unissent, l’air de rien, l’humanité. On a beaucoup parlé d’un Tim Burton sous perfusion de séries B et autres serials, nourri à la SF cheap et gavé de comic books. Si son passé d’illustrateur parle pour lui, il est aussi fortement marqué par les arts naïfs et populaires, les histoires enfantines du patrimoine. Bien qu’il réfute une quelconque veine littéraire – il avoue détester lire à l’exception du Dr Seuss, l’auteur du Grinch – l’homme n’en est pas moins un érudit, parfaitement au fait des artifices de la narration. Ses premières armes artistiques flirtent avec le conte, Vincent, son premier court métrage – et chef-d’œuvre – se situe à la croisée des chemins, quelque part entre les films d’épouvante et le récit de l’enfant, éternel incompris. Œuvre de jeunesse certes, mais une maîtrise inattendue du thème sous-jacent de l’histoire reprenant et enrichissant le patrimoine du passé. Les esquisses et poèmes de La Triste fin du petit enfant huître sont la preuve du goût de Burton pour le récit simple en apparence mais profond. Ce n’est finalement pas par hasard que Tim Burton a débuté chez Walt Disney, lui-même grand pourvoyeur de contes. Ce rapport intime – et souvent dénié par les fans ardents de Burton – a probablement influencé de façon déterminante sa manière de concevoir les aventures de ses héros. Et s’il s’envole bien vite de la cage dorée du dessinateur disneyen, il ne reniera pas pour autant ce passé d’enlumineur. Voilà d’ailleurs ce qui distingue Burton du vrai conteur. Ses fictions ne sont pas racontées, elles ne sont pas dites, mais elles sont illustrées, dessinées. Son talent passe d’abord par l’image, c’est un peintre, avide ministre du langage cinématographique prêchant pour ses galeries de personnages insolites et archétypaux. Pingouins rejetés, chats bottés de cuir, singes parlants, poissons métempsychotiques ou chiens zombies, le bestiaire burtonien apporte une nouvelle preuve des ponts jetés par le réalisateur vers les contes. Ceux-ci parlent souvent du sort de nombreux animaux aux particularités magiques et anthropomorphiques. La nature comme réceptacle et source de merveilleux, puisqu’elle a été elle-même la première raison du questionnement de l’homme sur l’Invisible. Pour Tim Burton, on relit Le Roman de Renart sur grand écran. Les bêtes deviennent le miroir des défauts humains, ils sont rejetés ou montrent notre part de bestialité. Le Pingouin de Batman Returns a subi enfant l’intolérance de ses semblables et, une fois adulte, il leur oppose la vengeance et la cruauté. Autre lieu commun où se retrouvent Burton et contes de jadis: la forêt. Endroit enchanteur, maléfique, mystérieux, renfermé sur lui-même, il s’agit d’une récurrence les plus frappantes du réalisateur. Depuis les arbres hantés et torturés de Sleepy Hollow - où vivent indifféremment une sorcière et un cavalier sans tête – jusqu’aux bois d’Edward aux mains d’argent qui entourent le château de l’inventeur, les arbres deviennent des personnages à part entière. Ce sont des lieus où les règles de la logique et de la raison deviennent biaisées. La forêt bordant le village des Noces funêbres sert de styx, lieu de passage entre le monde des morts et celui des vivants. Elle devient aussi bien un procédé d'inversion de valeurs ou de corruption de la morale. La forêt figure les portes d’entrée vers un autre monde (L’Etrange Noël de monsieur Jack et Les Noces funêbres), bénéfique ou maléfique, selon l’effet recherché. L’Etrange Noël de monsieur Jack est un archétype dans les films burtoniens. Tout comme Vincent et Edward aux mains d’argent, Jack a été imaginé par Tim Burton qui a, par la suite, laissé le soin à une scénariste professionnelle (Caroline Thompson) et un réalisateur (Henry Selick) de mettre en forme son film. Il s’agit là de la genèse d’un conte nouveau et inédit, inspiré par les traditions du folklore anglo-saxon de Noël et d’Halloween. Une histoire peuplée de créatures prodigieuses où une micro-société reprend les attributs de celle dans laquelle évolue Tim Burton. Jack comporte encore un élément emprunté au conte: le narrateur. Celui qui dit, celui qui raconte et livre sa vision. D'ailleurs, on retrouvera ce conteur, accommodé de bien des façons, dans Vincent, Edward ou La Planète des singes. Avec son principe de sketches éclatés, Charlie et la chocolaterie permet de multiplier les comptines au sein d'un plus grand conte moral où l'enfant et son rapport au monde prends un rôle central. De son côté, Big Fish est construit comme véritable concentré de conte. La notion de vérité et de plausible, y est malmenée comme un bateau dans la tempête. Ici, Edward Bloom croise au cours de sa vie de nombreux personnages insolites ou grotesques. A coup sûr des rebus de contes. Entre rimailleurs sans talents, vrais ogres géants et chanteuses siamoises made in China, Burton inocule son imaginaire fait d’elfes, de sirènes et de fées. Tout comme le fils du bonimenteur tente de remonter le fil de son véritable père au travers de ses histoires, Burton distille sa propre identité en filigrane. Tout cela pour fabriquer des histoires qui enrichissent et rehaussent la vie par nature terne et morne. N’est-ce pas le plus bel hommage au conte et à sa mémoire d’airain ? Quand d’autres gagnent leur médaille de bravoure à coups de fouet ou de griffes, les héros de Tim Burton se débattent davantage avec leurs bras cassés et leurs béquilles. Amoureux des ombres, le réalisateur l’est aussi de ceux qui les habitent. De Vincent aux Noces funèbres, radiographie du anti-héros. Il est des signes qui ne trompent pas. Dès son premier court métrage, intitulé Vincent, Tim Burton met en scène un jeune garçon dont l'idole n'appartient pas à l'imagerie des canons habituels dans les cours de récréation puisqu'il s'agit de Vincent Price, tout droit sorti des vieux coffres de la Hammer. Très vite, la figure du anti-héros burtonien se dessine: enfant prisonnier d'un corps d'adulte (Pee-Wee's Big Adventure) ou esprit frappeur et décadent (Beetlejuice) sont à l'honneur. Ses deux Batman auraient pu bouleverser la donne, mais les méchants (le Joker ou le Pingouin) y sont tellement glorifiés qu'ils en deviennent pratiquement plus charismatiques que le héros lui-même. Batman, plus que jamais rongé par les ombres. Le doute finit par se dissiper avec un second épisode (Batman, Le Défi), où Catwoman, immortalisée par Michelle Pfeiffer, se révèle être la véritable star. A l’image de Charlie et la chocolaterie où le mignon mais un rien falot garçonnet éponyme est dévoré par la présence du chocolatier fou et ermite mégalo, Willy Wonka. Constante dans l’œuvre du cinéaste, l'attachement aux ratés, aux faibles, aux marginaux, à ceux qui s'opposent à la foule dévorante, au point de prendre parfois fait et cause pour les racines du Mal, voir l'affreux Mr Jack, roi de Halloween et trublion morbide, mais traité comme le véritable Père Noël. La ligne rouge entre bons et méchants, braves et poltrons, monstres présumés et individus bienveillants est ainsi souvent maltraitée. Cette frontière tremble souvent sans savoir dans quel territoire mettre le pied. Comme le remarque Burton lui-même, "Noël est un moment heureux mais c'est aussi le moment où les gens se suicident le plus!". Héros ou anti-héros, la médaille finit par confondre ses revers. Le anti-héros burtonien est avant tout un héros qui s'ignore. Parce que trop décalé, trop en avance sur son temps, pas à sa place ou trop sensible. Ichabod Crane (Sleepy Hollow) est un scientifique du nouveau siècle, personnage de précieux trouillard, le premier à trembler de tous ses membres lorsque la légende du cavalier sans tête lui est racontée. Le type de mauviette qui se protège d'un mouchoir à la vue d'un cadavre, ou qui préfère, à l'approche de la maison d'une sorcière, marcher derrière les pas d'un jeune garçon transformé en bouclier vivant. Pourtant, sous ses chichis affolés, se dissimule le véritable héros, celui qui naît dans la réaction à l'opposition. Apôtre de la science (et notamment de l'autopsie), le jeune homme se heurte au scepticisme (non seulement du peuple mais aussi de la justice), et conçoit ses instruments dans son coin. C'est pratiquement seul qu'il devra se frayer un chemin, avec succès, jusqu'aux sources du mystère. Autre exemple d'opposition entre marginaux et foule féroce, le parangon dans le paysage des anti-héros burtoniens, Mars Attacks!. Les masses y sont superficielles, le porte-parole de la Maison Blanche transforme les locaux en lieu de passe, le Président cabotin et le chef des armées va-t-en guerre sont ridicules. Le pays n'est plus qu'un amas de troupeaux de vaches en feu, qu'il s'agisse de maisons de retraite, de casinos ou de réunions d'alcooliques anonymes. Reflet déformant, la communauté martienne est ainsi observée: "Vu leur très haut niveau de technologie, c'est une civilisation supérieure. Donc pacifique et éclairée". Il n'en semble pas de même pour des humains grotesques jusque dans leur mort. Dans ce bouge géant qu'est devenue l'Amérique, deux héros se détachent: un gamin jugé comme raté et sa grand-mère, véritable sauveuse de l'humanité. Les armes de la vieille: un ancien standard musical devenu kitsch au point d'être mortel pour les cervelles martiennes. Voilà qui vaut tous les tanks de l'armée américaine. Pourtant la pauvre est bien oubliée dans sa maison de retraite, et lorsque son petit-fils part la secourir, ses parents s'y opposent afin que le rejeton reste défendre la caravane familiale. Plantée dans son fauteuil roulant, elle avait bien raison et ce depuis le début: "Richie a toujours été le meilleur". Pourtant, même décoré par la fille du Président (qui trouve elle aussi grâce aux yeux de Burton, comme une famille noire préservée du chaos), le nouveau démiurge n'a que des mots imbéciles à balbutier ("Je pensais, au lieu de maisons, on pourrait vivre dans des tipis, c'est mieux pour des tas de côtés"). Pas si grave puisqu'il trouve dans les yeux de sa grand-mère gâteuse tout le contentement du monde, à défaut de retrouver le même chez ses parents qui lui préfèrent son frère, Billy Glenn, abruti envoyé à la guerre et fierté familiale. Car chez Tim Burton, le héros déclaré est souvent le plus minable. Grillé un drapeau à la main dans Mars Attacks!, bellâtre tranché en trois dans Sleepy Hollow, beauf transpercé dans Edward aux mains d'argent, brute évincée dans Big Fish, enfant roi corrigé dans Charlie et la chocolaterie, il n'a guère sa place dans le tableau burtonien de la figure romantique, aussi blessée qu'attachante. Au point, encore une fois, de brouiller les cartes: le héros présumé de La Planète des singes, le fadasse Leo Davidson (Mark Wahlberg), est pris dans une boucle temporelle absurde qui le laisse sur le bord du trottoir. La véritable héroïne, aux yeux du réalisateur, réside en la personne de Ari, singe femelle prônant la paix et défendant la race humaine. Brique importante dans le mur des ambiguïtés identitaires, la sexualité est souvent une question laissée en suspens. Si le héros cueille les conquêtes en bouquets, qu'en est-il des figures burtoniennes? Elles ont certes leurs amours éperdues, mais semblent parfois quasi privées de sexualité. Edward, créature d'un savant fou, transformé en bête de foire par la télévision, dont le château en noir & blanc tranche avec la banlieue surcolorée, dont l'art se heurte à la médiocrité, est un personnage inadapté au monde extérieur (les blessures involontaires, le dîner impossible, les matelas percés) et fait figure de anti-héros idéal. Il incarne également le personnage lunaire et asexué, dont la longueur des ciseaux dissimule l'impuissance du sexe. Edward joue avec le jeune fils de sa famille d'accueil, s'attache à Kim, la fille aînée, mais d'un amour qui semble parfaitement platonique. La jeune fille finit par s'effacer, se raisonnant à l'impossibilité d'une relation plus profonde, et se contente de danser sous la pluie de flocons qui naît des ciseaux du jeune homme. Autre figure ambiguë, Ed Wood, amoureux enfantin qui semble nourrir plus de passion pour ses films que pour ses épouses. Il revêt à l'occasion des pulls en angora rose sans imaginer un instant les doutes que cette tenue peut provoquer dans son entourage: l'homme semble trop innocent pour y voir une quelconque allusion sexuelle. Sleepy Hollow ou Les Noces funèbres dressent, pour leur part, le portrait d'une société renversée et matriarcale, où les personnages forts (Miranda Richardson, Christina Ricci, ou l’épouse fantôme Helena Bonham Carter) s'opposent respectivement à des hommes faibles (les vieux pontes du village, Ichabod Crane, Victor). La femme chez Burton est ainsi cet idéal inatteignable, transcendé par la stature hors du commun de sa muse d'antan, Lisa Marie. Finalement, bras ballants et meurtrissures en étendard, le héros burtonien n'a d'autre alternative que de se servir de ses faiblesses et d'en rire si l'accomplissement demeure un mirage trop lointain. L'Etrange Noël de Monsieur Jack semble entièrement voué à une démarche transformant la faiblesse en force, le noir en blanc, la mort comme célébration de la vie. Halloween y est plus festif que Noël, les guirlandes sont des toiles d'araignées, les rendez-vous amoureux se font dans les cimetières, les héroïnes perdent leurs bras, et l’on se félicite d'être effroyable à l'image d'un héros peint sous les traits d'un "épouvantable épouvantail, le roi des citrouilles". Son film-frère, Les Noces funèbres, montre le royaume des morts comme une fête permanente, là où celui des vivants est enterré dans les conventions. Chez Burton, les réalisateurs de navets comme Ed Wood recueillent des critiques désastreuses, sont à l'aise avec les marginaux, sont entourés de présentatrices has been, d'acteurs dépressifs, de catcheurs débiles. Mais derrière l'enthousiasme aveugle, derrière cette soif de vie quelque peu poussée, n'y a-t-il pas un doute sous-jacent? Ed Wood ne se demande-t-il pas l'espace d'un instant "Et si je me trompais? Et si je n'avais aucun talent?". Le héros aux mains d'argent, célébré encore hier, ne porte-t-il pas le même funeste prénom que le serpent mort du jeune Victor (Frankenweenie)? Monsieur Jack ne rêve t-il pas secrètement d'un véritable Noël plutôt que de son noir Halloween? Si l'anti-héros burtonien est ce qu'il est, c'est aussi parce qu'il doute, et que ses doutes révèlent parfois un pessimisme insoupçonné, caché sous des matelas d'indifférence face au rejet de la foule. "On a peur, mais on se domine", chante-t-on dans L'Etrange Noël de Monsieur Jack. Nouvel indice, Big Fish se fait la quête désespérée des ossements du vrai sous la chair du fantasme, le strip-tease de l'âme débarrassée de ses haillons faussement joyeux. Tim Burton ne se résout pourtant pas à priver ses personnages de leurs désirs rêvés, probablement parce que la réalité serait, elle, trop cruelle à leurs yeux.