mercredi, janvier 11, 2006

 

Michael Mann.

Michael Mann est né en 1943 à Chicago, en Illinois. Il grandit dans la banlieue du "Patch", l’un des quartiers les plus difficiles de la ville. Mann se souvient de cette époque: "Une douzaine d’enfants seulement, sur les 365 élèves que comptaient l’école, suivaient régulièrement les cours. J’en faisais partie". Il se spécifie dans la littérature anglaise et découvre The Joyless Street, film méconnu et pourtant œuvre phare du cinéma muet, réalisé en 1925 par Georg Wilhelm Pabst, qui déclenchera chez lui une véritable vocation. Après des études à l’Université du Wisconsin, et jugeant les écoles de cinéma américaines trop éloignées de sa sensibilité, il se rend en Angleterre pour suivre les cours de la London International Film School. Cette formation lui permet dès 1965, après être resté six ans de plus à Londres et y avoir fondé sa propre maison de production, de faire ses débuts dans la publicité. Mais le milieu ne le passionne pas, et il décide d’utiliser le peu d’argent gagné pour tourner des documentaires. C’est à Paris, en plein mois de mai 68, qu’il trouve à l’improviste le sujet de son documentaire Insurrection. C’est encore en France, à Cannes, qu’il est enfin remarqué, son second documentaire, intitulé Janpuri, obtenant même le Prix du Jury au Festival. Pourtant, tout s’enchaîne mal. Michael Mann arrive difficilement à vivre de son métier et divorce de sa première femme, avant de rentrer aux Etats-Unis. De retour à Los Angeles, il démarche pendant près d’un an les chaînes de télévision et les studios de cinéma, clamant un peu partout qu’il serait capable d’écrire des scénarios et de les tourner en moins de trente jours. Sans succès. Il est alors contraint de tourner un troisième documentaire, alimentaire cette fois, intitulé Seventeen Days Down the Line, pour la chaîne ABC. Un travail de bas étage qui le décourage définitivement. Il a abandonné l’idée de faire du cinéma depuis quelques semaines lorsqu’il rencontre Robert Lewin, scénariste sur diverses séries américaines comme Rawhide, Mission: Impossible ou encore Le Fugitif. Lewin lui fait confiance et l’aide à écrire les quatre premiers épisodes de Starsky et Hutch. La série devient le grand succès public que l’on connaît. Vient ensuite l’écriture de cinq épisodes de Police Story, que Michael Mann décrit comme étant la "Rolls-Royce des séries de télévision". Il crée rapidement sa propre série intitulée Vega$, avec Robert Urich dans la peau d’un détective, et confie la réalisation à Richard Lang (réalisateur par la suite d’épisodes de Beverly Hills ou encore de Melrose Place). Mais les deux hommes ont un désaccord artistique et Mann quitte la série prématurément. C’est seulement en 1978 que Michael Mann passe à la réalisation avec le téléfilm The Jericho Mile (Comme un homme libre). Il impose à ABC sa volonté de réaliser lui-même, sous menace d’abandonner l’écriture des séries en cours. La chaîne accepte, et il reçoit pour son téléfilm un Emmy Award, ainsi que le très convoité Prix du Meilleur Réalisateur de Télévision de l’Année, décerné par la Director’s Guild of America (ndr: un organisme très puissant aux Etats-Unis, qui réunit tous les réalisateurs de télévision, de documentaire, de théâtre et de cinéma). Il s’agit d’une œuvre de fiction mise en scène dans un style documentaire (l’action se déroule en prison et les détenus participent au tournage), Mann reconnaissant être un grand admirateur du cinéma des années 70 de William Friedkin (qui a débuté à la télévision lui aussi), et tout particulièrement French Connection. Il ne passe à la réalisation de son premier long-métrage qu’en 1981 avec Thief (Le Solitaire), sélectionné au Festival de Cannes. L’échec public et critique de son second film, intitulé The Keep (La Forteresse noire), cumulé aux innombrables clashs survenus durant le tournage, l’obligent cependant à revenir à la télévision. Beaucoup pensent que sa carrière est terminée, mais Michael Mann accède très vite et contre toute attente à une célébrité internationale en créant et produisant la série Miami Vice (Deux flics à Miami). La série bouleverse la télévision et devient un phénomène culturel mondial. La photographie, les costumes, le montage, le son et la musique forment un nouveau cocktail explosif. Plusieurs cinéastes tenteront l’aventure, parmi lesquels Abel Ferrara (Bad Lieutenant), Rob Cohen (Cœur de dragon, Fast and Furious) ou Paul Michael Glaser (Running Man), et la chaîne MTV s’en inspirera largement pour sa mise en images. Mann retourne au cinéma en 1986 avec un troisième film noir intitulé Manhunter (Le Sixième Sens), premier volet de la trilogie en devenir de Thomas Harris (Le Silence des agneaux, Hannibal), et original revisité en 2002 par Brett Ratner (qui reprit le titre du livre, Dragon Rouge). Par la suite, il abandonne définitivement la télévision au profit du grand écran. Côté vie privée, il se marie en 1995 à l’actrice Diane Venora (Heat, Révélations).
Le statut de Michael Mann est particulier à Hollywood: ses œuvres sont appréciées par la critique et le public, sans pour autant rencontrer un succès systématique. Sa réputation d’intransigeance semble réellement justifiée: il n’hésite pas à s’opposer avec fermeté aux représentants des grands studios, aux syndicats (ils n’aiment pas que Mann cumule les postes: scénariste, producteur, réalisateur, opérateur), ou à exiger de son équipe qu’elle enchaîne des journées de seize heures de travail. Mais si Michael Mann est consciencieux, il sait également prendre son temps. En vingt ans, il n’a tourné que sept longs-métrages pour le cinéma. Publiée récemment, voici, à titre purement informatif, la liste de ses dix films préférés, qui offre très certainement l’une des meilleures approches pour saisir l’essence de son cinéma: Apocalypse Now (Coppola), Le Cuirassé Potemkine (Eisenstein), Citizen Kane (Welles), Dr. Folamour (Kubrick), Faust (Murnau), L’Année dernière à Marienbad (Resnais), La Poursuite infernale (Ford), La Passion de Jeanne d’Arc (Dreyer), Raging Bull (Martin Scorsese) et La Horde sauvage (Peckinpah). Michael Mann est un anti-conformiste. Né en Amérique et éduqué en Europe, son cinéma est imprégné de cette double sensibilité. Ses premières publicités lui permettent très vite de se familiariser avec la technique, la composition des cadres, les ellipses, le montage, la rapidité d'exécution et l'esthétique. Ses documentaires (Insurrection, Janpuri et 17 Days Down the Line) lui procurent le goût de la mise en scène, de l'observation de l'être humain et du réalisme.

COMME UN HOMME LIBRE (The Jericho Mile - Etats-Unis, 1979)
Comme un homme libre, sa première fiction, met en scène Peter Strauss dans le rôle de Rain Murphy, détenu au pénitencier de Folsom, et passionné de course à pied. Doué, il sera même convié par les dirigeants de l'établissement à suivre un véritable entraînement en vue des Jeux Olympiques. Mais l'homme n'a pas le droit de sortir pour s'entraîner, et tous les détenus l'aident à construire une piste dans l'enceinte même du pénitencier. Il gagne les qualifications mais se voit interdire la participation aux Jeux, à cause de sa condamnation pour meurtre. Le rêve est brisé. Pourtant, Murphy organise, avec l'énergie du désespoir, une course à l'intérieur de la prison, et s'élance, seul concurrent en piste. Deux ans avant l'oscarisé Les Chariots de feu de Hugh Hudson, Michael Mann, âgé de 36 ans, signe un téléfilm réaliste et très documenté sur l'univers carcéral. Il y découvre le parler-prison et se sensibilise à la mentalité des prisonniers et aux conditions d'incarcération (sensibilité dont il se servira pour caractériser ses personnages du Solitaire, de L.A. Takedown et de Heat). En tournant dans l'enceinte même de la prison, le film obtient un design et un réalisme inédits à la télévision américaine, à la limite du reportage, au point de troubler les spectateurs. Certains Américains sont aujourd'hui encore persuadés d'avoir vu un documentaire, et non une fiction, le 18 mars 1979, soir de la diffusion sur la chaîne ABC...

LE SOLITAIRE (Thief - Etats-Unis, 1981)
Réalisateur récompensé, Mann se voit rapidement offrir un budget de huit millions de dollars pour mettre en scène le sujet de son choix. Après s'être assuré du contrôle total du projet et avoir réclamé le director's cut, Mann décide de réaliser un scénario qu'il vient d'écrire, adapté du livre autobiographique de Frank Hohimer, alors incarcéré pour vol, intitulé The Home Invaders. C'est James Caan, qui a débuté dans El Dorado d'Howard Hawks (1967), et acteur fétiche de Francis Ford Coppola (Les Gens de la pluie, Le Parrain), qui interprète Frank, un braqueur professionnel, spécialisé dans le vol et le recel de diamants. Après avoir passé de nombreuses années en prison, Frank n'aspire plus qu'à mener une vie tranquille avec sa femme et ses enfants. Mais sous l'influence néfaste de Leo (Robert Prosky), qui veut s'adjoindre ses services, Frank se laisse corrompre pour un dernier braquage, pensant que ses problèmes d'argent seraient ainsi résolus. Bien évidemment, sa version du rêve américain tourne au cauchemar, et Frank perd à la fois sa femme, sa liberté, son indépendance et son rêve. Pour augmenter le réalisme du film, Mann fait appel à de nombreux criminels à la retraite, dont le célèbre gangster de Chicago John Santucci, qui incarne pour l'occasion un ripou de la police. Le Solitaire est immédiatement considéré comme l'un des meilleurs films noirs américains et ce, en dépit de la déception au box-office. En se démarquant astucieusement de la sentimentalité épique de la trilogie des Parrain et des films à personnages machos et bavards (dont Quentin Tarantino reprendra le flambeau, une quinzaine d'années plus tard), Mann parvient à renouveler le genre, tombé en désuétude. A noter également dans ce film les premières apparitions au cinéma de James Belushi, Dennis Farina et William Petersen.

LA FORTERESSE NOIRE (The Keep - Etats-Unis, 1983)
Après la réalisation du Solitaire, Michael Mann souhaite réaliser un second film réaliste: un "street picture" comme il l'explique lui-même. Il lit pour cela pas moins de 270 scénarios, sans pour autant trouver ce qu'il recherche... Il décide alors de changer son fusil d'épaule et commence l'adaptation de The Keep, un roman d'horreur qu'il désire mettre en scène de manière expressionniste, pour un budget de six millions de dollars. Le matériau surnaturel de l'histoire le pousse à traiter le sujet comme un conte de fées, mélangeant onirisme et cauchemar. Il effectue cependant un travail considérable de recherche sur les camps de concentration en général, et sur Adolf Hitler en particulier, allant même jusqu'à rencontrer toutes les personnes encore vivantes lui ayant parlé... Le film raconte les aventures de soldats faits prisonniers par des Nazis et enfermés dans un camp de retranchement en Roumanie pendant la Seconde Guerre Mondiale. Fondant son scénario sur ce côté noir de l'être humain, avec l'excellent Scott Glenn en vedette, il réalise un étonnant film gothique, aux allures de fable politique, alliant émotions et psychologie. Le casting comprend également Ian McKellen, et Gabriel Byrne, jeune acteur de 23 ans qui vient de débuter dans Excalibur de John Boorman. La Forteresse noire rencontre de nombreux problèmes sur le tournage (dont le décès du chef des effets spéciaux), prend un retard considérable de six mois, connaît dès sa sortie un cuisant échec (1,2 millions de dollars de recettes) et les foudres de la critique. L'expression cynique "un pas en avant, deux pas en arrière" est employée dans de nombreuses revues de cinéma et Michael Mann, moribond, se voit obligé de retourner à la télévision.

DEUX FLICS A MIAMI (Miami Vice - Etats-Unis - 1984)
Mais Mann ne renonce pas au cinéma pour autant et prépare déjà son troisième film, en marge de ses projets télévisuels. Il est en train de travailler sur l'adaptation du livre Dragon Rouge, de Thomas Harris, lorsque son agent lui envoie un script concept d'une série de télévision intitulée Gold Coast. Intéressé, il tente de le traiter dans un format de long-métrage puis renonce, jugeant finalement le format série plus approprié. Il change le titre pour Miami Vice et engage les deux acteurs principaux: Don Johnson (Sonny Crockett) et Philip Michael Thomas (Ricardo Tubbs). Comme s'il s'agissait de l'un de ses propres films, Michael Mann décide de tout: des décors au montage, en passant par les costumes, la caractérisation des personnages, la lumière, le son, la musique et l'esthétique. Le résultat est un énorme succès. Une longévité de cinq saisons et une véritable révolution culturelle, profondément ancrée dans les années 80. Aujourd'hui, la série apparaît certes comme une multitude de clichés à n'en plus finir, mais ces clichés, ce sont Mann et les producteurs de la série qui les ont en grande partie créés... On peut toujours s'amuser à compter les vedettes à avoir fait une apparition dans la série: Julia Roberts, Bruce Willis, Laurence Fishburne, Ving Rhames, Annette Benning, John Leguizamo, Bill Paxton, Wesley Snipes, John Turturro, James Brown, Isaac Hayes...

CRIME STORY (Etats-Unis, 1986)
Parallèlement, et sans porter concurrence à Deux flics à Miami, Mann produit une nouvelle série intitulée Crime Story, censée ne durer qu'une saison. Dennis Farina (ancien policier de Chicago devenu acteur, que Mann reprendra dans Le Sixième Sens) y incarne Michael Torrello, un détective au sens de la justice très personnel. Le personnage est basé sur la véritable expérience de Chuck Adamson, un policier de Chicago qui avait déjà été conseiller technique sur le tournage du Solitaire. Si Mann n'est pas aussi certain du succès de cette série que de la précédente, il en adore le concept: un flic violent infiltre un gang de braqueurs lié à la Mafia (ce qui n'est pas sans rappeler Donnie Brasco). Contre toute attente, la série connaît du succès et les producteurs, contre l'avis de Mann, étirent le concept jusqu'à son appauvrissement, au cours d'une deuxième et dernière saison catastrophique. Mann ne regrette pourtant pas aujourd'hui d'avoir créé Crime Story, et salue même l'excellent travail effectué au cours de la première saison. Le pilote de 1986, réalisé par Abel Ferrara, est en effet un excellent film policier de 120 minutes. L'esthétique est d'ailleurs assez proche du Solitaire: réalisme accentué par l'écriture de dialogues égrillards, lumière encrassée, utilisation de la caméra à l'épaule et violence licencieuse. Un braquage du gang de Crime Story est même plan par plan identique à celui du Solitaire.

LE SIXIEME SENS (Manhunter - Etats-Unis, 1986)
Après cette nouvelle expérience télévisuelle, qui apporte à Mann gloire et argent, il reprend enfin son scénario adapté du roman de Thomas Harris. L'histoire est celle de Will Graham, profiler sur une affaire de serial killer, et met en scène pour la première fois Hannibal Lecter, le psychiatre anthropophage (devenu célèbre par la suite sous les traits d'Anthony Hopkins). Si Mann apprécie le livre, c'est parce que le romancier est, comme lui, obsédé par le réalisme de la violence, et qu'il a effectué un travail impressionnant de recherche sur les tueurs en série, directement auprès des archives du FBI. Mann est ravi de retourner au "street picture", et pense immédiatement à William Petersen pour incarner l'enquêteur Will Graham. Depuis son apparition dans Le Solitaire, l'acteur n'a tourné que dans un seul film: Police Fédérale Los Angeles de William Friedkin, excellent film policier, injustement critiqué à l'époque, pour sa violence et son réalisme justement. Mann travaille en collaboration avec Harris et obtient son approbation pour changer divers éléments du livre, dont la fin (celle du livre étant, selon Mann, devenue un cliché des thrillers: le tueur feint de mourir avant de revenir livrer duel avec Graham). Autre changement, le titre Dragon Rouge devient Manhunter (par peur que les spectateurs éventuels puissent croire qu'il s'agit d'un film de kung-fu!). Le film récolte de bonnes critiques mais chute inexplicablement au box-office (seulement huit millions de dollars de recettes). Les films de Mann son encore trop froids, trop réalistes, trop compliqués peut-être, bref pas assez hollywoodiens pour obtenir un grand succès public.

L.A. TAKEDOWN (Etats-Unis, 1989)
Si Mann n'enchaîne pas immédiatement sur un autre film, ce n'est pas à cause du revers financier du Sixième Sens, mais tout simplement parce qu'il n'a pas de sujet qui le motive. Lorsque qu'en 1989, Patrick Markey, jeune régisseur sur Le Solitaire, se lance dans la production, il demande à son ami Michael Mann s'il a un projet à réaliser. A bien y réfléchir, Mann voit alors une opportunité de retravailler son scénario intitulé Heat, écrit à la fin des années 70, et laissé depuis à l'abandon. L'histoire lui vient de son ami policier Chuck Adamson, toujours lui, qui avait abattu le véritable Neil McCauley (incarné par Alex McArthur dans le téléfilm puis plus tard par Robert De Niro dans Heat), à Chicago, en 1963. Mann fonce tête baissée, malgré le faible budget et les conditions difficiles de tournage, et réalise le film en moins de vingt jours. Programmé à une diffusion tardive sur NBC, et rebaptisé L.A. Takedown, il n'obtient qu'une très faible audience. Lors de sa sortie dans les vidéoclubs l'année suivante, le film passe inaperçu, disponible sous plusieurs titres différents (Crimewave, L.A. Crimewave, Made in L.A. ou encore Showdown in L.A.!). Son titre définitif se trouve être néanmoins le choix préféré du réalisateur. Aujourd'hui, le film n'a pour seul intérêt que sa ressemblance avec Heat, et Mann ne garde de cette expérience que le souvenir d'un cauchemar long de trois semaines. Il remarque: "Comparer L.A. Takedown à Heat revient à comparer un café froid à un expresso raffiné". La désillusion est si grande que Mann refuse de signer le film. Il est crédité au générique sous le fameux nom d'emprunt Alan Smithee.

LE DERNIER DES MOHICANS (Etats-Unis, 1992)
C'est en retournant dans son quartier d'enfance, pour retrouver ses marques, que Mann trouve l'idée de son prochain long-métrage. Il retrouve la bobine 16mm d'un film de 1936, réalisé par George Seitz, et intitulé Le Dernier des Mohicans, adapté du roman best-seller de James Fenimore Cooper. Pris de mélancolie, il décline la réalisation du Silence des agneaux, le second livre de Thomas Harris, et s'empresse d'acheter les droits du scénario de 1936, signé Philip Dunne. Lorsqu'il débute sa propre adaptation, il a conscience que le roman de Cooper a déjà été adapté six fois avant lui (deux fois pour la télévision et quatre fois pour le cinéma), mais parvient néanmoins à convaincre les producteurs d'en faire un nouveau film d'aventure épique. L'histoire se déroule en Amérique du Nord, en l'an 1757, pendant la guerre coloniale opposant Anglais et Français. Hawkeye, dernier descendant de la tribu indienne des Mohicans, sauve la fille d'un officier anglais, aux prises avec les dangereux indiens Mohawks. En pleine guerre, une romance impossible se noue entre les deux personnages. Le Dernier des Mohicans est cette fois plus hollywoodien que les autres, et ce à différents niveaux: narration, esthétique, musique. Le film tranche considérablement avec le style Mann: les couleurs sont vives, l'action est plus présente, la musique plus classique et la mise en scène plus accessible. Michael Mann prouve à la profession qu'il n'est pas limité à un seul genre et que ses films peuvent toucher un grand nombre de spectateurs (72 millions de dollars de recettes pour 30 millions de budget).

HEAT (Etats-Unis, 1995)
Malgré ce succès, il faut attendre trois années pour que Heat sorte en salles, et quatre de plus pour que Révélations voit le jour. Deux dates pourtant importantes dans l'histoire du cinéma américain, chacune annonçant le renouveau (ou plutôt l'exhumation) d'un genre. Si Mann prend son temps, c'est pour éviter de revivre l'expérience de L.A. Takedown. Dès 1993, il reprend son scénario intitulé Heat, l'affine, le peaufine, et intensifie les recherches. Pour le personnage de l'inspecteur Hanna, Mann s'inspire d'un policier aux stupéfiants à la retraite, et grand enquêteur dans le milieu de la drogue. Il interviewe également de nombreux policiers de carrière, et découvre chez eux un point commun: le virus de la chasse. Souvent au détriment de leur propre vie affective, ces hommes lui avouent être des accros du travail. Parallèlement, il interroge quelques braqueurs, tous anciens détenus, et découvre divers éléments dont il se servira pour le personnage de McCauley. Ces hommes se posent régulièrement la même question: "How did I screw up my life this bad?" ("Comment ai-je pu merder ma vie à ce point?"), et compensent leur grande angoisse de l'existence, et leur peur de retourner en prison, par leur professionnalisme au travail. Beaucoup lui feront la même réponse que Cheritto à McCauley dans le film: "For me, the action is the juice" ("Pour moi, l'excitation vient de l'action"). Michael Mann est séduit par cette philosophie et se passionne pour le sujet. Il commence déjà, un an avant le tournage, à faire des repérages et à penser au casting. Outre ses deux stars principales, le cinéaste redonne sa chance à Jon Voight, excellent acteur tombé dans l'oubli dans les années 1980, malgré une longue carrière et trois nominations à l'Oscar du meilleur acteur. Avec Heat, où il incarne avec une incroyable sobriété le tenancier mafieux d'un tripot, abîmé par l'alcool et la prison, Jon Voight relance complètement sa carrière (il tournera par la suite avec De Palma, Stone et Coppola, avant de retrouver Mann pour un rôle dans Ali). Son personnage est directement inspiré de la vraie vie d'Eddie Bunker, grand criminel de carrière. Dans True Romance de Tony Scott, Mann découvre Tom Sizemore et Val Kilmer, deux superbes acteurs jusque là injustement confinés aux seconds couteaux, et les place aux côtés de Robert De Niro pour former une équipe explosive. Mann reprend donc au calque les schémas pessimistes du Solitaire et de L.A. Takedown. Mais Heat est bien plus qu'une troisième variation sur le même thème, c'est la version aboutie de deux tentatives insatisfaisantes pour le cinéaste. Et si le film est un remake avoué de L.A. Takedown, il n'en est pas moins plus complexe, plus fouillé et plus long d'une heure. Avec Heat, le cinéaste renoue avec le polar melvillien des années 60, et brise la volonté des studios de ne produire que des films d'action calibrés pour l'été. Le public, attiré par l'étincelant face à face De Niro - Pacino, lui donne finalement raison: les recettes du box-office s'élèvent à plus de 187 millions de dollars dans le monde. Banal et ennuyeux pour les uns, chef d'œuvre pour les autres, Heat divise la critique. Mais le film apparaît d'ores et déjà comme un classique du cinéma américain.

REVELATIONS (The Insider - Etats-Unis, 1999)
Pendant la préparation de Heat, Michael Mann rencontre Lowell Bergman, producteur de l'émission 60 Minutes sur CBS, et commence avec lui à développer la possible adaptation d'un fait réel sur un grand trafic d'armes à Marbella. Mais le projet est repoussé, faute de temps. En 1995, alors que Mann est en post-production, Bergman lui parle d'une affaire sur laquelle il enquête, qui incrimine la compagnie de tabac Brown & Williamson. Tenu par le secret professionnel, Bergman ne peut révéler sa source, mais confesse à Mann qu'il s'agit d'un homme lié à l'industrie du tabac. L'homme en question refuse de témoigner, craignant pour sa vie. Mann est intéressé par l'affaire et propose d'en faire un film assez rapidement, profitant de l'exclusivité de l'information. Mais à la même période, Marie Brenner, journaliste à Vanity Fair, publie un article intitulé "The Man Who Knew Too Much" ("L'homme qui en savait trop"), et dévoile au grand public l'affaire qui fait scandale aux Etats-Unis. L'article divulgue également le nom de la source: un certain Jeffrey Wigand. Mann achète les droits de l'article et demande à Eric Roth, talentueux scénariste (Forrest Gump de Robert Zemeckis), de l'aider à écrire le film. Les deux hommes bénéficient également des confidences exclusives de Bergman et Wigand, et subissent diverses pressions pour que le film ne voit jamais le jour. L'histoire est la suivante: Jeffrey Wigand, ingénieur au sein de la société Brown & Williamson, l'un des sept géants de l'industrie du tabac, découvre que la compagnie est non seulement au courant de l'addiction que provoque la nicotine, mais qu'elle en accentue l'effet. En comparant la cigarette à la drogue, et en accusant les sept géants de s'être parjurés devant la Cour Suprême, Wigand se met en danger. Il est licencié, reçoit des menaces de mort, sa femme le quitte et il a peur de ce qui pourrait advenir de lui s'il témoignait devant un tribunal. Bergman, journaliste à CBS, tente de le convaincre de témoigner et lutte pendant des semaines contre le FBI, la presse américaine et sa propre chaîne CBS pour faire exploser la vérité au grand jour. Pour incarner le journaliste jusqu'au-boutiste et résigné, Mann rappelle Al Pacino. Mais c'est pour le personnage de Wigand que Mann débusque la perle rare. Russell Crowe, acteur originaire d'Australie et découvert dans le sublime L.A. Confidential de Curtis Hanson, explose à l'écran. Méconnaissable avec les cheveux blancs et les joues bouffies, il interprète un homme paranoïaque et impulsif, qui ne sait plus à qui faire confiance. Michael Mann, d'abord pressé de sortir le film, décide finalement de ne rien précipiter et de faire un maximum de recherches en amont. Il choisit d'inclure à l'histoire une psychologie fouillée des personnages. Pour accentuer le réalisme, Mann décide de traiter cette psychologie au cœur du film, par la conceptualisation plutôt que par le réalisme cru. Certains moments sont exagérés, dramatisés à l'extrême, non pas par les mots, mais par la mise en scène. Les émotions sont peintes sur les murs (superbe scène où Wigand, dans l'hôtel, repense à tout ce qu'il a perdu) et sur les visages. La caméra colle au personnage de Wigand, et pousse le spectateur dans la même paranoïa. Mann utilise intelligemment sa mise au point pour isoler son personnage de tout le reste et accentuer sa solitude et son angoisse. Pour conserver intacte l'énergie de l'affaire, Mann demande à certaines personnes de jouer leur propre rôle dans le film, comme par exemple l'Attorney Général du Mississippi Michael Moore. Et anecdote amusante (et symbolique), Mann et Roth ont tous les deux arrêté de fumer pendant la préparation du film... Avec Révélations, Michael Mann ressuscite le genre politico-policier avec un brio qui avait tant manqué aux productions depuis Z de Costa-Gavras (1969) et Les Hommes du Président (1976) de Pakula, ou plus récemment JFK (1991) d'Oliver Stone. Le film reçoit sept nominations aux Oscars.

ALI (Etats-Unis, 2002)
Ali est comme le titre l'indique un biopic (biographie romancée) du boxeur noir américain Mohammed Ali. Le projet Ali circulait depuis des années dans les tiroirs des grands studios avant que Michael Mann ne se décide à le mettre en scène. Bien avant lui, plusieurs cinéastes, parmi lesquels Oliver Stone, Barry Sonnenfeld ou encore Spike Lee, avaient tenté de le réaliser, sans succès. Jugé trop cher et peu rentable, le film, évalué à 110 millions de dollars de budget, est rapidement laissé de côté. Rattaché au projet par l'intermédiaire de Sonnenfeld, Will Smith crie haut et fort que c'est le rôle de sa vie, et qu'il est prêt à tourner ce film avec n'importe quel réalisateur aux commandes. Spike Lee qui, comme pour son Malcom X, comptait confier le rôle à Denzel Washington, son acteur fétiche, critique vivement le double choix Mann - Smith dans la presse. La polémique se propage rapidement, avant même qu'un scénario définitif ne soit écrit. C'est Mohammed Ali lui-même qui, admirant le travail de Mann, insiste pour que l'acteur Will Smith l'interprète dans le film, et pour que Michael Mann le mette en scène. Pour se préparer au rôle, Will Smith s'entraîne six heures par jour contre de vrais boxeurs, pendant plusieurs semaines, et atteint le poids de 110 kilos. Mohammed Ali, qui suit de près son entraînement, dit de lui, admiratif: "c'était un chanteur et un acteur, maintenant il est devenu boxeur". Comme Robert De Niro chaussant les gants de Jake La Motta 21 ans plus tôt dans le Raging Bull de Martin Scorsese, Will Smith réussit une performance physique incroyable. En réalité, Ali n'est pas plus un biopic que Révélations était un docu-fiction. Comme pour ses précédents films, Mann se désintéresse du portrait élogieux du célèbre boxeur, au profit de celui d'un homme radical en des temps radicaux, se débattant dans une culture changeante, adoptant ainsi un point de vue très personnel. Michael Mann insuffle sa philosophie inamovible au milieu de tous ces éléments emprunts du réel, et offre une véritable vision d'auteur, plutôt qu'un trop fréquent travail de mise en images hollywoodien. Les films de Michael Mann possèdent une dominante esthétique évidente et indéniable, un triptyque singulier et profondément personnel: le réalisme, le bleu profond, l'océan. Outre sa stylisation élaborée et son utilisation empirique des couleurs, le cinéaste favorise les décors dépouillés, conceptualisés à l'extrême, où se mélangent habilement anonymat et unicité de l'individu. Une ambition picturale contenant tout autant un aspect représentatif qu'exemplatif de la nature humaine. Ces immeubles hi-tech, inconfortables et prestigieux; ces rues désertes, sales et magnifiques ; ce béton glacé, coriace et majestueux. Entre le documentaire et la sublimation, toujours. Mann trace des diagonales resserrées, fissure son cadre de lignes directrices, éclate les perspectives offertes par le décor, et centre pourtant le regard du spectateur sur un point central, essentiel: son personnage. Si les choix des décors de Michael Mann sont motivés en majeure partie par des considérations de réalisme et d'authenticité (reconstituer les lieux réels où s'est déroulée l'histoire), une connaissance même sommaire des conditions de réalisation d'un film (notamment à Hollywood) permet de s'apercevoir qu'il est pratiquement toujours impossible de tourner sur les lieux authentiques, et que la plupart des décors sont reconstitués en studio. Là, le réalisateur se voit alors offrir de multiples possibilités d'utilisation d'un même décor. Mais Michael Mann refuse de travailler en studio, et se justifie en ces termes: "Il y a un courant qui passe quand on tourne en extérieur, qu'on obtient pas aussi facilement dans un studio: on le quitte le soir pour rentrer chez soi, on ne travaille pas le week-end, c'est presque un travail de bureau. Moi j'aime me sentir loin, cela me satisfait, on y gagne des qualités, des textures qu'il est doublement difficile d'obtenir en studio". Il est facile de s'apercevoir que son choix est également dicté par des considérations esthétiques, dans le but de produire des effets plus ou moins spectaculaires, créer des contrastes significatifs, ou encore induire ou accentuer chez le spectateur certaines impressions ou certaines émotions. Michael Mann privilégie des décors clean, épurés, propres, nets, sans poussière ni saleté. Il n'y a jamais aucun objet à l'abandon ni aucun désordre aux alentours. Dans Heat, les lieux sont imaginés épurés dès le stade de l'écriture: une gare au petit matin, des entrepôts déserts, des segments d'autoroutes désaffectés, des pistes d'aéroport, de grands hangars vides, des appartements modernes avec de grandes baies vitrées, peu de meubles, des terrasses surplombant la ville, un cinéma à ciel ouvert abandonné, des parkings sombres, et de manière plus générale la ville de Los Angeles elle-même. Michael Mann a le grand souci du réalisme. Et c'est durant la préparation et le tournage du Dernier des Mohicans qu'il avoue avoir éprouvé le plus de plaisir à recréer un univers. Pour cela, il étudie soigneusement, avec Dante Spinotti, un grand nombre de peintures et de croquis sur les peuples indiens des Mohicans et des Hurons. Ensemble, ils tentent de reproduire fidèlement les couleurs des tableaux, décident d'une esthétique particulière, et établissent fixement les deux seules sources de lumière du film: l'éclat rouge oranger associé aux rayons du soleil, et le bleu argenté associé à la lumière de la lune. Pour les décors, ils prennent la décision de construire le Fort William Henry en taille réelle, soit environ une vingtaine d'hectares de plateau, et de l'éclairer à l'aide de plusieurs dinos (projecteurs très puissants imitant la lumière du jour) perchés à 60 mètres de hauteur, comme dans un stade de football. Pour tourner aux endroits précis décrits dans le roman de Cooper, Mann est capable de prendre des risques singuliers, non seulement pour son équipe technique, mais également pour ses acteurs. Le bord de précipices, de cascades, de falaises; aucune hauteur ne lui fait peur, et il refuse jusqu'au bout de tourner ne serait-ce qu'une seule minute dans un studio. Pour assouvir son besoin jusqu'au-boutiste de réalisme, Mann multiplie les excentricités, principalement au cours de ses toutes premières réalisations, et se marginalise aux yeux des producteurs hollywoodiens. Sur Comme un homme libre, non content de tourner dans l'enceinte d'une vraie prison, Mann propose également des rôles parlants à une vingtaine de détenus; l'un d'eux trouvera même la mort pendant le tournage, assassiné par un autre prisonnier. Rien de ce qui apparaît à l'écran n'est faux: aucun décor n'est construit, aucun projecteur de cinéma n'est ajouté, et le son est en prise directe. Sur Le Solitaire, il confie le rôle de l'inspecteur corrompu Urizzi à John Santucci, ancien leader du grand banditisme de Chicago dans les années 50, lui donnant l'occasion de dresser le portrait des quelques policiers pourris qu'il a pu rencontrés. Mann se procure les outils du braquage et de vraies armes auprès de véritables braqueurs. Lors de la scène où Frank et Barry percent le coffre à l'aide d'une lance thermale, Mann pousse le réalisme à son paroxysme en utilisant un vrai coffre-fort blindé au lieu d'un faux, et en encourageant James Caan et James Belushi à se servir d'une vraie lance thermale - dont la température peut atteindre les 8000° - pour découper le coffre. Enfin, lorsque Frank fait exploser sa propre maison à la fin du film, Mann impose sa volonté de détruire une véritable habitation plutôt qu'une maquette. Sur La Forteresse noire, la mort accidentelle du jeune chef des effets spéciaux Beryl Leiman plonge le film dans une suite de complications. Plutôt que de tout arrêter, Mann décide de prendre lui-même les commandes des effets spéciaux. Il dessine plusieurs planches de storyboard, crée un design pour les décors et les costumes et s'en tire à moindre frais. Mann s'impose comme un réalisateur obstiné et tenace, prêt à tout pour réussir à créer cette texture de réalisme qui caractérise ses films. Il explique: "On m'a longtemps pris pour un marginal. Mais je suis comme tous les artistes, je prends mon travail très au sérieux et j'y consacre tout mon temps. Je suis convaincu qu'un film ne doit se faire que dans les meilleures conditions, autrement inutile d'insister. Il est néanmoins de mon devoir de faire en sorte que ces conditions soient réunies, car personne ne fera le sale boulot à ma place. Si cette attitude me rend marginal aux yeux de certaines personnes, et bien tant pis. Et j'ajoute même que si cette manière de faire les surprend, cela prouve une chose: beaucoup de réalisateurs ne sont pas des artistes, et beaucoup de producteurs n'ont pas d'œil expert". La grande singularité de l'univers de Mann, propre à tous ses films (sauf Collateral), est cette systématique contemplation de l'élément minéral, appliquée comme une discipline religieuse. Des moments de pause offerts aux personnages pour observer un point d'eau, que ce soit l'océan dans Heat, Le Sixième Sens, Révélations ou Ali, une rivière dans Le Dernier des Mohicans, ou le lac Michigan dans Le Solitaire. Un instant de relâchement, de perdition, de quête identitaire et de refuge, que chaque personnage apprécie en méditant, en faisant un choix important, ou en pleurant ses actes passés, et par essence irréversibles. L'océan lui offre la réflexion de son image, la quiétude dont il a besoin, la rédemption qu'il espère, et le silence comme une réponse. Le héros y dévoile à la fois sa peur de l'avenir, son profond idéalisme, et son caractère irrépressible d'autodestruction. La mer comme un espoir, l'eau comme un brouillard, l'océan comme un tombeau. Michael Mann utilise ses décors pour refléter les sentiments des personnages - lieux dépouillés, lignes symétriques, géométrie prononcée, modernisme urbain - non seulement par à leur architecture, mais aussi à l'aide d'une large palette de couleurs. Seront ainsi étudiées le bleu, le vert, le rouge, le gris et le blanc; leur utilisation, leur signification et leur incidence sur l'inconscient collectif. Une analyse s'appuyant principalement sur Le Solitaire, Le Dernier des Mohicans, Révélations, Heat et Collateral, même si celle-ci se vérifie sur l'ensemble de l'œuvre du cinéaste. Le bleu représente la couleur du personnage principal et l'espace qu'il occupe. Outre le bleu océanique - étudié dans l'article sur l'esthétique -, ce bleu renvoie parfois à ce romantisme dont parle Dante Spinotti, et évoque un sentiment de bien-être et de sécurité. Il ne peut rien arriver de mal en présence de cet azur. Dans Le Solitaire, Frank est souvent habillé de bleu, il conduit une voiture bleue, il complimente Jessie sur son ensemble bleu avant de l'inviter à sortir pour dîner, et il est assis en face d'une clôture bleutée quand il lit une lettre intime. Dans Le Dernier des Mohicans, lorsque Cora et sa sœur sont attaquées par les Hurons, elles sont entourées d'un bleu protecteur. Aucun mal ne leur sera fait. Le Sixième Sens ouvre sur le bleu roi du ciel de Floride. Will Graham et sa femme sont enveloppés d'un continuel bleu nuit dans leur domicile familial. Même le tueur, lorsqu'il évolue dans son univers, est environné de bleu. Dans Heat, le bleu protège littéralement Neil McCauley: lorsqu'il téléphone à Eady, c'est sur un fond bleu, son appartement est baigné d'une lumière bleue surréaliste, et c'est à la tombée d'une nuit bleutée qu'il persuade Eady de s'envoler avec lui. Dans Révélations, le bleu est présent mais plus souvent remplacé par un jaune chaleureux, qui accompagne Jeffrey Wigand et Lowell Bergman, chacun dans l'univers respectif de leur salon ou de leur bureau à la maison, éclairés par des lampes ambrées. Ceci dit, Wigand porte pendant la plus grande partie du film une chemise bleue, symbole de son identité, au même titre que les autres personnages de Mann. Dans Collateral, lorsque Vincent envoie Max à sa place récupérer la liste du contrat à son commanditaire, il est protégé d'une lumière bleue dans le night club: malgré le danger, les hommes armés tout autour de lui et son inexpérience, la photographie indique qu'il s'en sortira indemne. Lorsqu'un peu plus tard, dans la boîte de nuit "The Fever", le règlement de compte entre différents partis (police, garde du corps de la cible et commanditaires du meurtre) tourne au massacre, provocant la pagaille la plus totale, Vincent sauve la vie de Max et le regarde fixement dans les yeux, l'arme au poing. Max pense à cet instant que Vincent n'a plus besoin de lui, et qu'il peut le liquider, mais il est entouré d'une lumière bleue protectrice, plan unique révélant l'azur dans cet endroit aux néons verts appuyés. Enfin, dans les derniers plans du film, Max s'extrait du métro aux reflets rouges pour retrouver un bleu salvateur. Le vert devient la couleur du danger et de la mort. Dans Le Solitaire, les rues sont toutes éclairées de vert, Frank apprend les mauvaises nouvelles dans un bar appelé The Green Mill (Le moulin vert), et les fenêtres de l'endroit sont baignées de lumière verte. Lorsque Frank parle de son enfance douloureuse, il évoque les "quatre murs verts" du centre d'adoption. Barry porte une veste de satin vert, tandis que Frank est encore vêtu de bleu: Barry sera tué avec cette même veste, alors que Frank survivra. Lorsque Okla meurt à l'hôpital, Frank observe avec tristesse l'encéphalogramme plat, tracé d'une ligne verte. Les lampes de la maison de Léo ont un abat-jour vert et renvoient une lumière verdâtre, l'aquarium et certains meubles sont également verts. Lorsque Frank pense avoir son téléphone sur écoute, il ouvre le boîtier et trouve un microphone vert... La voiture des policiers corrompus qui arrêtent Frank est verte. Et enfin, la confrontation finale entre Frank et les hommes de Léo a lieu sur une grande pelouse verdoyante. Dans Le Sixième Sens, le vert est omniprésent dans la progression de Will Graham, et résonne comme une suite d'avertissements. Lorsqu'il accepte de mener l'enquête, il est auréolé d'un fond vert. Lorsqu'un ami policier lui conseille une dernière fois de ne pas se charger de l'enquête, le mur face à eux est vert, blanc et gris. Même lorsqu'il rêve, loin de chez lui, il imagine sa femme sur un fond vert (c'est tellement vrai que Mann exagère même le symbole jusqu'à faire la mise au point sur le vert et non sur la femme, alors complètement floue). Lorsque le FBI tente de piéger le tueur, Graham sert d'appât, et les snipers le surveillent au travers d'un viseur vert. Durant la même scène, l'immeuble derrière Graham est complètement éclairé de vert! Lorsque le tueur séquestre le journaliste chez lui, l'éclairage est vert (et la peinture derrière lui est rouge). Lorsque le tueur est en présence de la femme qu'il aime, que ce soit chez lui ou chez elle, l'univers est inondé de vert. Enfin, lors du duel final, lorsque Graham est à la merci du tueur, il est allongé sur le sol du côté vert de la pièce. Dans Heat, le vert est la couleur du camion poids lourd que les braqueurs utilisent pour percuter le fourgon blindé. Waingro, le psychopathe de l'équipe, apparaît pour la première fois en sortant d'un bâtiment peint en vert, habillé d'un pull vert, un blouson vert à la main. Lorsque Vincent Hanna réconforte la mère d'une jeune prostituée décédée, une lumière verte vient éclairer leur visage. Lorsque McCauley vient voir Brennan en cuisine pour lui proposer de participer au braquage, la lumière est verdâtre, comme prémonitoire. Dans le sous-sol de l'hôtel où est descendu Waingro, McCauley circule dans de larges couloirs verts et blancs pour éviter de se faire repérer. A l'hôpital, Vincent Hanna et sa femme sont inquiets pour leur fille, et attendent sur un grand canapé vert. Lorsque Hanna tue avec beaucoup de sang-froid Michael Cheritto, celui-ci s'écroule au milieu d'un jardin vert, et la petite fille qu'il tient dans ses bras est toute habillée de bleu (sécurité, aucun mal ne lui sera fait). Dans Révélations, le vert vient également prévenir Wigand et Bergman d'un danger. Lorsque Wigand s'entraîne au golf tard le soir, un homme le surveille, la pelouse et la lumière des projecteurs sont vertes, alors qu'il porte sa chemise bleue... Lorsque Wigand et Bergman se font des confidences interdites dans la voiture, le pare-brise les illumine de vert. Lorsqu'en pleine nuit, Wigand pense avoir affaire à un intrus dans sa propriété, il sort l'arme à la main pour se perdre dans le vert de son jardin, et lorsque enfin il est rassuré, la lumière et l'environnement deviennent soudainement bleutés... Lorsqu'il est enfermé dans sa chambre d'hôtel où il déprime, Wigand imagine, sur les murs, ses enfants sur l'immensité verte d'une pelouse. Lorsque Bergman, à la tombée de la nuit, tente de convaincre Wigand au téléphone, derrière lui s'opposent, à égalité de cadre, le bleu du ciel et le vert de la mer. Lorsqu'il parvient enfin à le convaincre, le bleu l'emporte sur le vert (la sécurité l'emporte sur les angoisses), et le ciel bleu occupe les deux tiers de l'image. Enfin, Lorsque Wigand doit faire le choix de témoigner ou non, il fait les cent pas sur une pelouse verte, en regardant l'espace bleu de l'océan. Dans Collateral, le vert est omniprésent. L'intérieur du taxi est sans cesse inondé d'un vert pâle et colore le visage des protagonistes. Lorsque Vincent propose à Max 600 dollars pour le conduire toute la nuit, les billets accentuent encore plus l'aquarelle émeraude du plan. La ruelle où le corps du premier meurtre échoue est plongée dans un vert lugubre, avec en arrière-plan un rouge inconstant. De même que la ruelle où Max attend désespérément que le deuxième meurtre ait lieu, les mains attachées au volant, tentant en vain de s'échapper. Même à l'extérieur du taxi, le visage de Vincent reste illuminé de vert, avec souvent en toile de fond un rouge inquiétant. Paroxysme de cette couleur: la boîte "The Fever" est ensoleillée d'une multitude de verts: néons, flashs, reflets d'écrans géants. Le rouge est l'autre couleur complémentaire du danger et de la mort. Il faut savoir que depuis l'aube du Technicolor, et même au travers de la peinture des siècles avant ça, la juxtaposition du vert et du rouge suggérait par essence la tragédie. Dans Le Solitaire, après que Frank ait accepté d'adopter un enfant que lui a confié le dangereux Léo, il retrouve sa femme dans un restaurant vide, aux banquettes rouge vif (les fenêtres sont même illuminées de vert): c'est la dernière fois que la famille sera réunie. Dans Le Sixième Sens, la note que le psychopathe Lecter envoie au tueur en série, dans le but de lui commanditer un meurtre, est analysée dans une lumière rouge éclatante. Dans Le Dernier des Mohicans, la tâche est facilitée par le sujet, puisque les opposants au héros sont anglais et portent l'uniforme rouge, alors que ses alliés, les Français, sont vêtus de bleu. Chaque fois que le sang est versé, ce sont les Anglais et les Hurons, leurs alliés, qui en sont les responsables: même la flamme incandescente des armes à feu témoigne d'un rouge éclatant. Dans Heat, lorsque Vincent Hanna surveille pour la première fois le gang de McCauley, il est allongé sur un toit et caché derrière une grande enseigne de néon rouge (accentué par un éclairage vert derrière eux). Lorsque c'est au tour de Vincent Hanna d'être piégé par McCauley, ils sont, lui et ses hommes, au milieu de grandes bennes métalliques rouges. En sortant de la banque, deux policiers se cachent derrière un camion rouge, lorsque Chris les aperçoit et ouvre le feu. Lorsque Hanna rentre chez lui, épuisé, il trouve sa fille suicidée, dans la baignoire remplie de sang (rouge évidemment). Enfin, lors du duel final entre Hanna et McCauley, les deux hommes se dissimulent derrière de gros blocs de béton, rouges et blancs. Dans Révélations, la chambre de la fille asthmatique de Wigand est rouge pâle et ses meubles rouges vifs. Le bureau du PDG de la Brown & Williamson, dans lequel Wigand se voit piégé par un chantage, est éclairé de rouge et le mobilier est construit dans un bois rouge. Enfin, la femme de Wigand reçoit une menace de mort sur internet : le message est écrit sur un fond rouge vif. Dans Collateral, le club où a lieu le troisième meurtre est plongé dans rouge enfumé, qui auréole les visages de Vincent et de sa victime à chaque instant. Le rouge est présent en continu durant toute la nuit, à l'extérieur du taxi. Mais le moment le plus intense reste dans la scène finale de la poursuite dans le métro, où une fois ce dernier à l'arrêt, Vincent attend patiemment que sa proie sorte l'arme à la main, enveloppé par un rouge sanguin, alors que Max préfère ne pas courir le risque et rester dans le blanc aveuglant de la rame. Il sait que s'il sort, il meurt instantanément. Le gris et le blanc sont les couleurs de la société, de l'autorité et de la conformité. Dans Le Solitaire, le blanc est la couleur de la police: les agents de police corrompus portent un uniforme gris, comme si Mann nous faisait comprendre qu'ils forment, littéralement, la combinaison parfaite du noir et du blanc (flics et gangsters en même temps). Même la peinture des murs, à l'intérieur du commissariat, est d'un gris verdâtre. Le reste de la ville est également peint en gris: des immeubles hi-tech aux nombreux ponts en fer, en passant par les cabines téléphoniques dont se sert Frank. Dans Le Sixième Sens, l'hôpital psychiatrique où est enfermé Lecter est une autre construction hi-tech complètement blanche. L'extérieur, comme l'intérieur, est couvert d'un blanc clinique qui rend Graham mal à l'aise, presque claustrophobique, et l'oblige à s'enfuir en courant. L'intérieur de la maison des victimes, des Américains fortunés de Floride que Mann ne prend pas la peine de personnifier, est également d'un blanc parfait (néanmoins souillé sur le lieu du crime, la chambre à coucher, par le rouge du sang). Dans Heat, Neil McCauley n'a rien chez lui de personnel, aucun meuble, et l'ensemble de son appartement est blanc. La seule chose à laquelle il tienne est ce bleu de l'océan. La banque que McCauley et son gang braquent à la fin du film est entièrement à l'image de la société: les sols sont gris, les murs sont marbrés de gris et les plafonds sont blancs. La chambre d'hôtel où la fille d'Hanna se suicide est d'un blanc éclatant, impersonnel. Enfin, lorsque McCauley est sur le chemin de l'aéroport, en compagnie de la femme qu'il aime, il pénètre dans un tunnel qui illumine la voiture d'un blanc éclatant: il se retire du métier et s'apprête à disparaître dans la masse, à devenir un simple quidam asservi à la société. Dans Révélations, lorsque Wigand doit prendre sa décision, le regard rivé sur l'océan, le gris du ciel nuageux vient se heurter au bleu réconfortant de l'eau. Mann semble dire que si la société a beau tenter de tout peindre uniformément en blanc, des personnages comme Frank, Vincent Hanna, Neil McCauley, Jeffrey Wigand, Will Graham, Hawkeye ou Ali se battront au péril de leur vie pour imposer leur couleur, leur bleu, leur rêve. Dans Ali, lorsque ce dernier est à la recherche de son identité en Afrique, joggant parmi la foule qui l'acclame, il est vêtu d'un ensemble sport blanc. Dans Collateral, c'est le personnage de Vincent qui se voit attribuer la couleur grise: ses cheveux premièrement, mais aussi et surtout son costume. Vincent recherche l'anonymat, la discrétion. En évitant de lui attribuer l'une de ses couleurs de prédilection, Mann semble évoquer le caractère atypique de ce personnage, tueur froid et apathique, sociopathe non identitaire, qui n'a d'existence que dans le fait de supprimer celle des autres. Sans dévoiler la fin du film, le dernier plan où l'on aperçoit Vincent est sur ce point paroxystique de cette neutralité identitaire, où le personnage s'enfonce dans l'anonymat le plus total, plus destructeur encore que l'indifférence, plus salvateur que l'oubli. Le néant, la neutralité, le blanc. Malgré sa collaboration avec une demi-douzaine de chefs opérateurs différents, Mann a créé un code couleur original et personnel, et a su l'imposer dans tous ses films, de manière assidue et homogène, donnant corps à ce que l'on peut appeler l'univers Mann. Son plus fidèle collaborateur, Dante Spinotti, avec l'aide duquel il a photographié quatre films (Le Sixième Sens, Le Dernier des Mohicans, Heat et Révélations), est spécialisé dans les couleurs chaudes (le bleu, le vert, le jaune et le rouge), qu'il accentue à l'aide de filtres (en témoignent également ses autres films comme L.A. Confidential ou Nell). Alex Thomson (La Forteresse noire) est lui aussi un partisan des mêmes couleurs chaudes, mais les traite le plus souvent par le contraste (voir son travail sur L'Année du dragon, Excalibur ou Alien 3), tout comme Emmanuel Lubezki (Ali, Y Tu Mamá También ou Sleepy Hollow). Collateral voit l'arrivée de Dion Beebe (Chicago, Holy Smoke), adepte du même parti pris esthétique. Mais cette fois, en conséquence de l'utilisation de la HD Cam, ce sont les multiples néons de Los Angeles, dont les éclats jaunes, verts et bleus se reflètent un peu partout dans les buildings glacés, qui font office de projecteurs. Accentuées ou contrastées, les couleurs sont omniprésentes et participent résolument à l'esthétique que Mann insuffle à ses films. Seuls les éléments les plus significatifs ont été considérés pour cette étude. Une étude qui, si elle peut paraître trop orientée, ou trop poussée, témoigne néanmoins de la logique de composition de plan du cinéaste au travers de tous ses films, ce qui est tout de même très significatif d'une manière singulière de concevoir le cinéma.

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