mardi, janvier 31, 2006
Juan Jodo.
Relu Juan Solo qui m'a filé envie de mater "El Topo". "Est il encore bien nécessaire de présenter Alexandro Jodorowsky ? Rares sont les scénaristes BD jouissant d'une notoriété égale à la sienne. Fils d'émigrants russes et né au Chili, Jodorowsky est popularisé par la série qu'il co-réalise avec Moebius, L’incal. Il est aussi le père d'une foultitude de projets à succès, en partenariat avec des dessinateurs toujours différents (La caste des Méta-barons avec Gimenez, Face de lune avec Boucq, Le Lama Blanc avec Bess). Dans sa carrière de scénariste BD, Juan Solo marque un pic. C'est grâce au premier volume de cette série que Jodorowsky décroche à Angoulême, en janvier 1996, l'Alph'art du meilleur scénario. Sur quatre tomes, suivez la biographie au vitriol de Juan Solo, jeune loup haineux d'une région pauvre d'Amérique du Sud. De l'enfance, passée dans les bas fonds moisis d'un milieux latino urbain sauvage, jusqu'à la mort, hiératique, en passant par l'ascension et la chute au coeur de la pègre nationale, suivez les méandres de la vie de ce chien fou. Si l'on se promène sur Internet, et que l'on s'intéresse aux boutiques, en ligne, proposant de vendre les albums Juan Solo, on s'aperçoit rapidement que cette bande dessinée est souvent classée dans la catégorie « policier » ou « thriller ». Nous sommes au coeur du problème. Si Juan Solo avait été un film, on l'aurait sûrement classé « d'auteur ». Autant dire qu'il est inclassable. C'est une série qui plaira à coup sûr aux blasés de la BD et du cinéma dit « de genre » avec des personnages manichéens, des « james bond girl » à tous les étages et un héro qui ne tue que pour se défendre. Si vous ne pouvez plus supporter le vide psychologique et l'absurdité manichéenne qui animent les personnages de BD telles que Largo Winch, Lanfeust mes couilles ou encore les derniers XIII, Juan Solo est une BD faite pour vous. Juan Solo, héro subversif ? Juan Solo est bien loin de l'archétype américain du « bad guy » au grand coeur. Si l'on doit le comparer à des héros du grand écran, il rappelle plus, dans les deux premiers tomes tout au moins, les héros des films d'action américain des années quatre-vingt. Cruel, plus dur que ses ennemis, n'hésitant pas à éliminer tout ce qui peut se trouver au travers de son chemin, Juan Solo est sur ce point comparable aux héros fascistes accouchés par l'Amérique post-Vietnam. Mais le seul personnage hollywoodien qui semble soutenir la comparaison avec cet arriviste violent qu'est Juan Solo est certainement Tony Montana, le personnage créé par Brian DePalma et interprété par Al Pacino dans Scarface. Ayant tous deux commencé tout en bas de l'échelle sociale criminelle, Tony Montana et Juan Solo, caractérisés par une arrogance et un rapport à la violence inouï, vont peu à peu se hisser, chacun dans leurs univers respectifs, jusqu'au sommet de la pègre pour se vautrer dans le luxe, avant de connaître une chute vertigineuse. Dans ce cheminement, la seule différence est que, Juan Solo, lui, connaîtra, à sa manière, le repentir... Juan Solo n'épargne rien au lecteur : humiliations, viols, meurtres sanglants... Le crime est montré sans ombrages, sans tabous. Il en est de même pour la politique. Les politiciens sont montrés comme d'horribles magouilleurs, n'hésitant pas à faire massacrer des populations entières pour s'assurer la conservation du pouvoir (le deuxième tome de Juan Solo est intitulé les chiens du pouvoir). La misère du peuple latino-américain est montrée, démontrée, lors de chacun des quatre tomes. Cette dénonciation de la misère sociale, de la corruption politique et de la violence a d'autant plus d'impact que, jusqu'à ses 24 ans, Alexandro Jodorowsky a vécu au Chili, un pays qui ne fait pas figure d'exception au coeur de cette Amérique du Sud meurtrie. Réalisme social, donc. Mais Jodorowsky ne va pas plus loin. Les noms de ville, les noms des politiciens, le pays dans lequel se déroule l'action... Tout cela est fictif. Jodorowsky dénonce une situation réelle, avec, comme outil, l'imaginaire. Sa démarche rappelle celle du cinéaste Francesco Rossi, qui, en 1963, avec son film Main Basse sur la ville, dénonçait l'arrivisme et la corruption politique qui étouffaient tant la péninsule italienne d'alors. Le réalisateur italien avait conclu son film sur ces paroles, qui n'avaient pas manqué de faire scandale : « Les personnages et les faits présentés ici sont imaginaires. La réalité sociale qui les produit, elle, est authentique ». En plus des raisons déjà évoquées, d'autres choses éloignent Juan Solo du type réaliste pur. La série, notamment le quatrième tome, verse beaucoup dans le lyrisme. Des apparitions fantomatiques nous font douter de ce que nous sommes en train de lire. De nombreux éléments, comme la queue de Solo, nous rapprochent à de nombreux moments du genre fantastique. A souligner aussi, dans le scénario de Jodorowsky, les très nombreuses similitudes entre Juan Solo et Œdipe Roi, l'oeuvre de Sophocle. Mieux vaut ne pas les détailler, pour ne pas gâcher le plaisir de la découverte de cette série au lecteur de cette critique. Le dessin de Bess est on ne peut plus approprié à l'histoire de la série. Il épouse à merveille l'odeur nauséeuse et violente qui émane du scénario de Jodorowsky. Bess verse, comme Jodorowsky, dans une description sans concession. Sa plume ne tente pas d'esthétiser la violence, elle la dévoile crûment. Bess confirme tous ses talents de dessinateur et s'adapte à tous les paysages et à tous les personnages. De la décrépitude urbaine des premiers tomes au désert infini du quatrième, son coup de patte est irréprochable... Ce qui ne veut pas dire qu'il plaira à tous les coups. Mais ceux qui ont apprécié le graphisme de sa précédente série, Le Lama Blanc ne pourront pas être déçus. Juan Solo est donc une série à lire. Disponible dans toutes les bonnes bibliothèques, cette BD est toutefois à déconseiller aux âmes sensibles... Mais, comme il a été dit plus haut : ennemis du consensualisme et autres puristes de l'image « vraie », jetez vous sur ces quatre tomes, à dévorer de toute urgence. Juan Solo, du premier au dernier tome, est paru entre 1995 et 1999. Mieux vaut, si possible, lire les quatre volumes à la suite. L'édition intégrale, parue chez les Humanoïdes associés en 2002, vous en donne l'occasion. Tome 1 - Fils de Flingue. Tome 2 - Les Chiens du pouvoir. Tome 3 - La Chair et la gale. Tome 4 - Saint Salaud."