lundi, mars 06, 2006
Profondo rosso.
L’américain Marcus Daly enseigne le piano jazz au Conservatoire de Turin. Un soir, il est témoin du meurtre d’une médium qui venait de désigner un assassin lors d’un congrès de parapsychologie. Persuadé d’avoir vu quelque chose ce soir-là, il mène sa propre enquête, assisté d’une jeune journaliste. Le générique commence, des cartons sobres défilent au son d’une angoissante mélodie de Goblin. Soudain, fondu au noir, la musique est remplacée par une comptine chantée par une voix d’enfant. Un cri. Les ombres de deux silhouettes qui s’affrontent. Un couteau ensanglanté tombe à terre. Deux jambes d’enfant entrent dans le champ. Fondu à nouveau, retour au générique et à la musique de Goblin. Celle-ci s’interrompra brutalement lors du dernier carton : "Regia, Dario Argento". Les Frissons de l’Angoisse est le quatrième giallo réalisé par Dario Argento. Comme souvent, l’histoire prend son origine dans un rêve du cinéaste, en l’occurrence dans l’image d’une voyante percevant une pensée menaçante dans son auditoire. Pour écrire le scénario, il s’adjoint les services de Bernardino Zapponi, déjà connu pour son travail avec Federico Fellini sur Satiricon ou Fellini-Roma… Ce film marque l’arrivée de nouvelles personnalités dans l’univers d’Argento. D’une part, Zapponi lui présente la jeune comédienne Daria Nicolodi. Outre qu’elle deviendra sa compagne et la mère d’Asia, Daria Nicolodi participera largement à l’œuvre d’Argento comme actrice et co-scénariste - elle est notamment à l’origine de la trilogie inachevée des Sorcières. D’autre part, le groupe Goblin succède à Ennio Morricone. Alors que le tournage du film est pratiquement achevé, le compositeur Giorgio Gaslini fait écouter quelques morceaux à Argento, qui dans l’ensemble ne les apprécie pas. Il se met alors à la recherche d’une nouvelle bande originale. L’éditeur musical Carlo Bixio lui suggère alors de jeter une oreille au travail de Cherry Five, un jeune groupe de rock progressif qui s’est déjà illustré en première partie de Yes - il faut noter que Daria Nicolodi s’attribue aujourd’hui le mérite de la découverte du groupe . Le contact est bon, et les compositions du groupe de Claudio Simonetti, bientôt rebaptisé Goblin, donnent entière satisfaction au réalisateur. C’est le début d’une longue et régulière collaboration. Outre qu’il s’agit de l’une de ses œuvres les plus importantes, Les Frissons de l’Angoisse est une étape essentielle dans la filmographie de Dario Argento. Si l’on excepte la parenthèse Le Cinque Giornate, il succède à la ‘trilogie animale’ - L’Oiseau au Plumage de Cristal, Le Chat à Neuf Queues et Quatre Mouches de Velours Gris - et fait le lien avec ses films d’horreur graphiques Suspiria et Inferno. Le réalisateur avait déjà introduit des éléments de fantastique dans Quatre Mouches de Velours Gris, où l’image récurrente de la décapitation dans le fort, souvenir d’une lecture ancienne du héros, donnait au film une coloration onirique capitale. Et Les Frissons de l’Angoisse représente un pas supplémentaire vers cette orientation : Argento y développe son utilisation de la caméra subjective représentant une présence invisible et terrifiante. Ce système est également à l’œuvre lors de la séquence d’exploration de la demeure gothique. La quête de David Hemmings y est narrée de façon elliptique, entre fausses pistes et faux raccords, tout ces effets déstabilisant le spectateur qui perd ses repères. Outre la maison angoissante, on retrouve bien évidemment le décor classique des gialli, à savoir des espaces urbains angoissants envahis par les ombres. Mais plutôt que de vider ces lieux, Argento les peuple de silhouettes immobiles, comme dans les séquences se situant dans le piano bar, citant explicitement Edward Hooper. Le résultat est une ambiance glaciale, inhumaine, qui a pour effet principal de renforcer l’artificialité de l’intrigue : les protagonistes ne sont dès lors plus que des acteurs sur une scène de théâtre - et le choix du lieu où se tient le colloque n’est pas gratuit. Les intentions d’Argento sont claires : son retour au giallo ne pouvait se justifier que par une volonté prendre du recul par rapport au genre et d’en démonter les mécanismes. Les premières paroles prononcées dans le film par David Hemmings sont limpides : "C’est bien, vraiment très bien. Peut-être même trop bien. C’est trop soigné, trop précis". Les Frissons de l’Angoisse a l’apparence d’un giallo traditionnel. Les éléments de base sont les mêmes : un personnage hors de son milieu naturel - ici un étranger, comme dans L’Oiseau au Plumage de Cristal ou encore dans l’œuvre matrice du genre, La Fille qui en Savait Trop de Mario Bava -, impliqué malgré lui dans l’enquête. Un tueur ganté de noir. Un trauma initial. Mais derrière cette façade, tout n’est peut-être pas aussi simple. Les deux axes du giallo argentiens sont bien présents : le traumatisme original, et l’élément-indice à décoder et réinterpréter. Mais ce ne sont que des leurres. Ainsi, le souvenir faisant irruption lors du générique est montré du point de vue de Carlo, et non de sa mère. Quant au faux tableau, l’information donnée est très relative, ni David Hemmings ni le spectateur n’ayant encore vu ce personnage. Plus qu’un giallo, Les Frissons de l’Angoisse est un film sur le giallo : les meurtres ne sont pas justifiés par une psychose, mais par la volonté du tueur d’éliminer tous ceux susceptibles de l’identifier ; de fait, un grand nombre des victimes se retrouve sur le chemin de l’assassin à cause de l’enquête menée par Hemmings. La narration finit alors par devenir un cercle vicieux. De plus, le film se présente comme la critique de ses gialli précédents. Et le choix de l’acteur de Blow Up n’est pas innocent : non seulement sa quête interprétative est vouée à l’échec, puisque la solution ne sera trouvée que bien trop tard - et c’est ainsi qu’il faut lire le dernier plan -, mais de plus il répète son erreur une seconde fois. Lorsqu’il gratte la plaque de plâtre révélant le dessin mural, il s’arrête avant d’avoir terminé, n’obtenant qu’une vision partielle de la fresque. Seul le spectateur verra le dessin entièrement révélé, et dont l’interprétation sera bien différente. Plus qu’un giallo traditionnel, Les Frissons de l’Angoisse est une construction mentale. Le scénario, ou plutôt la trame narrative, devient un prétexte, un support. D’ailleurs, le flash back interrompant le générique intervient juste après le carton mentionnant les deux scénaristes. A l’opposé, la musique s’interrompant brutalement vient mettre en valeur le nom du réalisateur. Si certains pouvaient en douter auparavant, désormais il sera impossible de confondre Argento avec un autre cinéaste, tant chaque plan porte la marque de son auteur. Travail sur les couleurs saturées, poésie morbide des meurtres, narration elliptique, Les Frissons de l’Angoisse peut être considéré comme le mètre étalon de l’œuvre du réalisateur romain, celui, avec Suspiria, auquel on comparera tous ses autres films. Les Frissons de l’Angoisse version cinéma : pratiquement toujours coupé lors de son exploitation - exploitation parfois fantaisiste, puisqu’il est sorti au Japon sous le titre de Suspiria 2 - Les Frissons de l’Angoisse a été vu dans différentes versions selon les supports. On peut entre autres citer le cas d’une VHS anglaise recadrée qui présentait la version intégrale du film, meurtres compris, mais était amputée des plans impliquant des animaux, que ce soit le lézard empalé sur l’aiguille ou les deux chiens se battant sur le marché. Si l’on excepte une VHS française sortie chez VIP de 80 mn, la durée du film dans nos contrées a toujours avoisiné les 100 mn. On ne le dira jamais assez, le coffret Wild Side est la première exploitation en vidéo de la version intégrale sur notre territoire, celle-ci ayant été uniquement visible sur certaines chaînes du câble ou lors de la rétrospective à la Cinémathèque Française.